Parasha Aharei-mot et parasha Qedoshim 5778
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« Soyez saints, car Je suis Saint, moi l’Éternel votre Dieu. » cette prémisse ouvre la parashah qedoshim, dont la lecture est faite, ce Shabbat, après la parashah aḥarei mot. Dans le Lévitique, la parashah qedoshim continue d’introduire les différentes mitzvot et ainsi, elle compte parmi les chapitres du Lévitique qui, ensemble, constituent le Code de sainteté. Dans la prémisse, l’impératif « soyez » de la traduction de la Bible du rabbinat correspond, en hébreu, à une forme inaccomplie. Il est donc possible de traduire par « vous serez saints ». Car en effet, dans l’énumération des mitzvot, comment serait-il possible d’être saints sur le champ, alors que la sainteté de l’Éternel, modèle sans commune mesure, est dressée face à la sainteté d’Israël ? Peut-être qu’une périphrase vaudrait encore mieux : « souvenez-vous d’être saints ». Face à ces mitzvot qui s’accumulent, les Juifs sont confrontés à quelques difficultés d’ordre pratique. Outre la question du dénombrement des mitzvot, il faut encore, individuellement, les mémoriser en vue de les observer. Le premier commentateur à se demander combien Dieu a donné de mitzvot au Sinaï fut sans doute Rabbi Simlaï, dans le traité Makkot (24b). Il dénombra 248 mitsvot ‘assé ou commandement positifs, qu’il fit correspondre aux 248 parties du corps, et 365 mitzvot lo ta’assé ou commandements négatifs, qu’il fit correspondre aux 365 jours de l’année. Le total, fréquemment commenté dans la littérature rabbinique, est porté à 613 mitzvot, c’est-à-dire 613 prescriptions destinées à guider les êtres humains chaque jour de l’année, dans l’usage de toutes leurs capacités physiques. La correspondance établie par Rabbi Simlaï, soit aux parties du corps soit aux jours de l’année, est un moyen mnémotechnique : en faisant correspondre tel commandement à telle partie du corps, nous pourrions, en nous concentrant sur cette partie du corps, nous souvenir du commandement. Or, il semble difficile de penser à toutes les mitzvot ensemble, comme il semble difficile de penser aux 248 parties de notre corps ensemble. De même, il semble difficile d’embrasser toute la Torah ensemble. L’accumulation des mitzvot soulève une question importante relative à la transmission de la loi orale : comment retenir l’information, comment la faire passer dans la mémoire ? Dans la conception antique, la mémoire était un art. Chez les Grecs et les Romains, elle était même considérée comme une divinité, ayant pour nom Mnémosyne. Chez Cicéron ou Quintilien par exemple, la mémoire est intimement liée à un autre art, la rhétorique, qui permet aux orateurs entrainés selon ses principes de mémoriser de longs discours. Dans la littérature rabbinique canonique, c’est-à-dire le Talmud, la Mishnah et les Tossafot, il n’y a pas d’influence explicite de la rhétorique, mais certains aspects, nous le verrons, rappellent l’art de mémoire. De plus, les Grecs et les Romains développèrent la technique dite des « lieux de la mémoire ». Cette méthode mnémotechnique consiste à se projeter mentalement dans un édifice, un bâtiment ou un palais par exemple, dans lequel les sujets ou les mots sont projetés sur une partie de l’édifice : porte, cour, passage, fenêtre… La visite mentale de l’édifice permet, en se remémorant les idées qui y ont été projetées, de retenir des listes, des vers ou des discours. Cette idée transparaît chez des penseurs juifs de la Renaissance, familiers des textes antiques, comme Juda Messer Leon ou Arie Juda de Modène qui, dans Shaʿar ha-arie, emploie une technique dont le nom (zikaron ha-meqomi) rappelle les lieux de la mémoire. Cependant, dans le judaïsme, la conceptualisation d’un art de la mémoire qui soit visuel est problématique, puisqu’il implique la représentation, et de là se rapproche de l’idolâtrie.
Les rabbins ont formulé des recommandations spécifiques pour mémoriser la tradition orale. Pour les Juifs comme pour les Grecs ou les Romains, le nœud de la mémorisation est la répétition. Parmi les aspects qui rappellent l’art antique de la mémoire, les rabbins ont développé leurs propres moyens de répétition à l’aide d’acronymes et d’abréviations, appelés simanim, comme méthode verbale de répétition. Cette méthode est inaugurée implicitement dans une histoire se rapportant à Rabbi Akiva, dans les Pirqei de-rabbi Natan. Rabbi Akiva commença à étudier la Torah à un âge avancé. Un jour qu’il se tenait près d’un puits, il se demanda : « qui donc a creusé cette pierre ? » Quelqu’un lui dit : « c’est l’eau qui tombe dessus chaque jour, continuellement. » On lui dit aussi : « Akiva, n’as-tu pas entendu, les eaux finissent par user la pierre ? » Alors, Rabbi Akiva déduisit : si ce qui est doux use ce qui est dur, alors c’est d’autant plus vrai des mots de la Torah qui, durs comme le fer, creuseront le cœur, fait de chair et de sang. Et ainsi, il se consacra l’étude de la Torah. Cette histoire met en lumière l’efficacité de la persistance dans l’étude de la Torah. Le cœur y est comparé à une pierre creusée, et la Torah y est comparée à l’eau, deux associations communes dans la culture juives. Sauf qu’ici, l’image n’est pas l’association habituelle Torah = eau = vie. Il s’agit plutôt d’une référence à l’étude de la Torah comme moyen d’élargir l’esprit : tout comme l’eau creuse la pierre, l’étude de la Torah creuse le cœur, c’est-à-dire qu’elle étend la capacité mentale pour contenir la Torah. L’étude de la Torah, le talmud torah, signifie plus que l’apprentissage une fois pour toutes, c’est l’étude continuelle des enseignements, encore et encore. L’étude, comme la mémoire, est cumulative. L’étude est révision et rétention. L’histoire de rabbi Akiva montre qu’il faut une infinité de gouttes pour creuser le roc. Les gouttes accumulées sont comme les efforts dans l’étude : les unes creusent le roc, les autres creusent les versets. Les efforts doivent nécessairement s’ajouter pour atteindre l’enseignement des versets. Revenir sur le texte, c’est se rafraîchir la mémoire, la replonger dans l’onde pure.
Au thème de la mémoire, c’est-à-dire la rétention de la connaissance, correspond un thème qui lui est inhérent : celui du contraire de la rétention, c’est-à-dire l’oubli, la fuite, la perte. On craint l’oubli de ce qui a été long à acquérir. Rabbi Dosetaï ben Yannaï, au nom de rabbi Meïr, disait : « Celui qui oublie un mot de l’étude, l’Écriture reconnaît qu’il met son âme en danger, comme il est écrit « Mais aussi garde toi, et évite avec soin, pour ton salut, d’oublier les événements dont tes yeux furent témoins » (Deut. 4:9) » (Pirqei Avot). Elisha ben Abouya, mettant en rapport l’accumulation des efforts et l’effritement de la mémoire, a dit que les mots de la Torah sont difficiles à acquérir comme les plats d’or, et comme les plats de verre, ils sont faciles à briser (Ḥagigah 15a). En réalité, c’est l’histoire entière de la littérature juive qui est traversée par ce thème de la perte : la compilation des lois orale et écrite, la vocalisation et l’accentuation de la loi écrite, le développement de la grammaire hébraïque furent entrepris en réaction à un sentiment ambiant de crainte de la perte de la culture ou de la langue hébraïques. La perte comporte différents degrés, elle n’est pas uniquement un effacement total, clair et net. La perte commence par le plus léger trouble ou la plus légère corruption. Par exemple, au Moyen Âge, la crainte d’une corruption de la langue hébraïque conduisit les puristes à rejeter la poésie hébraïque andalouse. Notons d’abord que, à la façon dont la littérature juive le caractérise, la perte est un aspect de l’identité juive : l’exil est la perte du lieu originel, l’alliance est, notamment mais pas exclusivement, la perte du prépuce. La perte est souvent muée en un sentiment que nous pourrions associer à la nostalgie, pouvant donner lieu à une sublimation de la perte. Par exemple, la perte du lieu originel conduisit à la compilation des Psaumes ; elle donna lieu, chez Juda ha-Levi, à l’épanchement de ses sentiments d’appartenance nationale : « Mon cœur est au levant et je suis aux confins du ponant/Comment pourrais-je goûter ce que je mange, comment cela m’apaiserait-il ? » (libi be-mizraḥ ve-anokhi be sof ma’arav/eikh et’amah et asher okhal ve-eikh ye-‘erav). Quant à la perte du prépuce, elle cèle le signe irrémédiable de l’alliance : mêmes si les mots de la Torah sont oubliés ou tus, certains gestes élémentaires de la condition humaine impliquent de constater cette perte, de façon quotidienne. L’alliance relève donc ce constat, ici masculin ; pour les Juives et les Juifs, elle relève de la parole. C’est probablement ce sentiment de perte qui conduisit Shalom Auslander, dans son roman intitulé La lamentation du prépuce, à s’interroger sur la valeur de l’héritage qu’il a reçu. Au delà de la perte individuelle, c’est principalement la crainte de la disparition plus ou moins rapide de la mémoire nationale qui est exprimée dans la littérature juive. Relativement à cette idée de perte de la mémoire nationale, il existe une notion investie hors du judaïsme, celle des « lieux de mémoire ». En effet, aux lieux mentaux de la mémoire, qui permettent de retenir l’information, s’ajoutent des lieux physiques de mémoires, où l’on projette la mémoire collective. Pierre Nora en parle comme de « lieux-carrefours » où nous nous croisons (Pierre Nora, Les lieux de mémoires, 3 vol., Gallimard, 1984). À partir de ces lieux s’ouvrent différentes perspectives, notamment historiographique, ethnographique, psychologique et politique. Selon Pierre Nora, la mémoire est un cadre plus qu’un contenu, un enjeu toujours disponible, un ensemble de stratégies, un être-là qui vaut moins par ce qu’il est que par ce que l’on en fait. En dehors des lieux physiques de mémoires, notion généralement étrangère au judaïsme, le judaïsme entier se trouve être un terrain où se révèlent ces différentes dimensions. Dans la loi mosaïque, chaque commandement est signe et lieu, la lecture de la Torah est lieu-carrefour. Cependant, quand Pierre Nora parle de « la fin de l’histoire-mémoire », nous ne pouvons plus faire de lien avec le judaïsme. Car selon lui, la fin de l’histoire-mémoire, c’est le basculement dans un passé mort, la perception de toute chose comme disparue, de rupture d’équilibre, l’arrachement de ce qui restait vécu dans la chaleur de la tradition, dans le mutisme de la coutume, dans la répétition de l’ancestral, l’accession à la conscience de soi sous le signe du révolu. Aucun lien ne peut être fait avec le judaïsme qui est toujours près de basculer, mais dont le basculement fait naître le mouvement d’entretien de l’histoire-mémoire. Chaque Juif porte en soi un petit lieu de mémoire. La somme de ces petits lieux s’accumulent comme des gouttes d’eau qui ont la force de percer l’oubli.
Revenons à Rabbi Simlaï, à l’origine du premier dénombrement des mitzvot. Dans la suite du traité Makkot, Rabbi Simlaï mentionne le psaume 15. Il met en rapport les 613 mitzvot avec les 11 principes contenus dans ce psaume : « Psaume de David. Éternel, qui séjournera sous ta tente ? Qui habitera sur ta montagne sainte ? Celui qui marche intègre, pratique la justice et dit la vérité de tout son cœur ; qui n’a pas de calomnie sur la langue, ne fait aucun mal à son semblable, et ne profère point d’outrage contre son prochain ; qui tient pour méprisable quiconque mérite le mépris, mais honore ceux qui craignent l’Éternel ; qui, ayant juré à son détriment, ne se rétracte point ; qui ne place pas son argent à intérêt, et n’accepte pas de présent aux dépens de l’innocent. Celui qui agit de la sorte ne chancellera jamais. » Dans ce psaumes, deux principes, signes et lieux, correspondent à deux parties du corps de celui qui marche intègre : la vérité loge dans son cœur, la calomnie ne loge pas sur sa langue. Dans la suite, Rabbi Simlaï cite également Isaïe (33:15) : « Celui qui marche dans la justice, parle avec droiture, refuse le profit de la violence, secoue la main pour repousser les dons, bouche ses oreilles aux propos sanguinaires, ferme les yeux pour ne pas se complaire au mal. » Là encore, trois principes correspondent aux parties du corps de celui qui marche intègre : les dons ne logent pas dans sa main, les propos sanguinaires ne logent pas dans ses oreilles, la complaisance au mal ne se loge pas dans ses yeux. De façon mnémotechnique, le juif intègre projette sur les parties de son corps les principes qui lui permettent de se prémunir de la corruption et de promouvoir le Bien. Dans le psaume 15, et aussi chez Isaïe, les versets comme les principes s’imbriquent : dire la vérité de tout son cœur revient à pratiquer la justice, et revient à marcher intègre ; ne pas proférer d’outrage contre son prochain revient à ne pas lui faire de mal, revient à dire la vérité dans son cœur, ce qui revient à pratiquer la justice, ce qui revient à marcher intègre, etc. Finalement, tout semble pouvoir se résumer à une action : marcher intègre (lekhet tsedaqot). En allant vers les lieux de la mémoire, que l’on investit de sens, ou vers les lieux de mémoires, où l’on va chercher ce que d’autres y ont investi de sens, il faut marcher pour se souvenir. Il faut marcher physiquement, penser en marchant, aller au devant des occasions de pratiquer les mitzvot, aller au devant de la mémoire des autres. Il faut également marcher mentalement, vaquer dans le palais de la mémoire et de l’imagination, divaguer, contourner, percer un mur ou un escalier, construire des passages secrets, des moyens propres de se souvenir. À l’image de la prescription du Shema’ : « que les commandements que je te prescris aujourd’hui soient gravés dans ton cœur, tu les inculqueras à tes enfants, tu en parleras constamment, dans ta maison ou en voyage », rappelons-nous qu’il faut aussi marcher pour se rappeler.