Quand nous allumons les bougies du shabbath, nous désirons que la lumière chasse l’obscurité, que ces petites flammes qui vacillent soient portées par le souffle du bon et du bien, que par ce geste ancestral, le tourbillon de la semaine s’arrête et que l’on puisse humer le parfum chaud des haloth, s’inspirer des textes des parchemins, chanter joyeusement ensemble et élever notre âme. Et là nous sommes pris d’un sentiment mitigé, avons-nous le droit de nous réjouir tandis que 239 personnes sont encore en captivité, qu’ils sont loin de leur table de shabbath, que le cœur de leurs proches pleurent et le nôtre aussi à l’unisson. Puis, nous nous reprenons, car il faut poursuivre notre mission, et qu’allumer des bougies, c’est dire que nous sommes pour la lumière, pour la vie, pour la dignité humaine, pour le respect infini de l’autre, dans sa différence, son altérité, sa liberté et que personne ne pourra éteindre ces flammes-là !
Dimanche, certains ont battu le pavé, et vous avez peut-être vu ce dessin d’un homme avec son enfant qui, de dos, marchaient entourés d’une foule. La question est posée à l’homme dans cette manifestation contre l’antisémitisme : « depuis combien de temps, marchez-vous ? ». Et il répond : « depuis 5784 ans … ! ».
Oui, l’antisémitisme n’est pas nouveau et le rejet de ce que nous sommes a commencé quand nous avons commencé à naître dans la Bible, hébreu puis juif, comme si être juif était nécessairement se battre contre les autres ou être incompris. « Le dur bonheur d’être juif » disait André Neher. Mais peut-être peut-on voir les choses un peu différemment.
Penchons-nous sur nôtre matriarche Rebecca ; voilà qu’enceinte de jumeaux, elle ressent les enfants se battent en son sein
וַיִּתְרֹצְצוּ הַבָּנִים, בְּקִרְבָּהּ (Gen. 25 :22)
Elle ressent une bataille dans ses entrailles, un peu comme nous aujourd’hui, quand nous comptons nos morts et ceux des autres, quand le sang coule et que nous ne pouvons l’arrêter, quand nous savons que des familles ne retrouveront plus les leurs, quand ceux qui ont été crus otages sont en réalité morts, quand ceux qui sont disparus, le sont à jamais, quand un bébé nait en captivité, quand malgré tous les efforts de nos enfants, nous savons que certains mourront alors qu’ils n’ont pas commis de crimes. Nous avons mal quand on nous traite de colonialistes, quand on nous dit « vous l’avez mérité », quand on nous dit que nous aussi perpétrons des massacres, quand nous sommes accusés à tort de maux commis par d’autres, comme si les juifs avaient toujours tort qu’ils soient victimes ou qu’ils veuillent se défendre pour exister, pour vivre en sécurité dans leur tout petit pays pas plus grand que la Corse ou la Lorraine.
וַיִּתְרֹצְצוּ הַבָּנִים, בְּקִרְבָּהּ (Gen. 25 :22)
A l’intérieur d’elle, les enfants se disputent, s’entredéchirent. C’est peut-être ce que dit Dieu aussi en regardant le monde, son ventre, mes enfants s’entretuent ! Et certains se prenant pour Dieu, veulent séparer les enfants, leur dire de faire la paix, tout simplement, alors que face à la terreur et la cruauté, si l’on ne veut pas nous-mêmes mourir, les mots malheureusement ne suffisent pas. Même les mots d’ailleurs sont devenus des armes, ils sont retournés, tordus, galvaudés, eux aussi sont salis, ensanglantés.
Face à cette bataille de ses entrailles, Rebecca va consulter Dieu לִדְרֹשׁ אֶת-ה Le questionner, l’interroger, trouver une explication, inventer un midrash. Rebecca est la première à demander une interprétation, à vouloir aller au-delà des mots, à ne pas se contenter d’un sens littéral, à vouloir donner un sens au conflit dont son sein, son utérus, son rehem, sa compassion, est le lieu. Alors Dieu lui répond שְׁנֵי גֹיִים בְּבִטְנֵךְ (Gen. 25 :23) « Deux nations sont dans ton sein. וּלְאֹם מִלְאֹם יֶאֱמָץ, וְרַב יַעֲבֹד צָעִיר Et voilà la traduction, « un peuple sera plus puissant que l’autre et l‘ainé obéira au plus jeune ». La traduction prend parti. Elle voit comme certaines philosophies aujourd’hui, un dominant et un dominé mais il n’y a pas de eth ce tout petit mor en hébreu qui désigne le complément d’objet. Le sujet peut être l’un ou l’autre : une manière extraordinaire de dire : vous les êtres humains, vous allez jouer à des jeux de domination mais on peut les lire dans les deux sens, ou encore, si on pense le monde en terme de pouvoir, l’humanité est vouée à l’échec. Le livre de la Genèse nous dit depuis Adam et Eve que les modèles de domination ne sont pas les bons ; toutes les fratries se succèdent jusqu’à ce qu’adviennent la réconciliation entre les frères, entre les peuples. La terreur est la terreur et il faut la combattre sans hésiter mais quand Jacob sera capable de voir l’image divine sur le visage d’Esaü, il pourra se réconcilier avec lui et vice-versa. Dans l’obscurité, il y a des lumières d’espérance, des voix s’élèvent contre le terrorisme de part et d’autre, ces couveuses que les soldats apportent aux hôpitaux de Gaza pour sauver des bébés palestiniens, ces hommes et ces femmes qui retrouvent des lueurs d’humanité au sein de l’inhumanité. Ces druzes ou arabes israéliens qui se battent aux côtés des Israéliens, ces palestiniens qui osent enfin dire ce qu’ils pensent du Hamas. Comme le disait Vassily Grossman : « Le secret de l’immortalité de la bonté est dans son impuissance. Elle est invincible. Plus elle est insensée, plus elle est absurde et impuissante et plus elle est grande. Le mal ne peut rien contre elle ».
Alors continuons à être encore plus humain dans un monde qui vacille, écrivons des midrashim dans un monde qui veut trop de lecteurs simplistes, cherchons le sens des mots quand on veut les priver de signification, et rappelons-nous que l’eau use la pierre, que les fleurs poussent dans la terre craquelée du désert, que les bourgeons repoussent le ciment et qu’il suffit, comme le dit Rabbi Schneor Zalman de Lydia « pour chasser l’obscurité, d’allumer de toutes petites lumières.
Rabbin Pauline BEBE רב פנינה חייה באייב