vendredi 27 avril 2018, soir
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La plupart des 54 sidroth désignées par les rabbins pour être lues chaque shabbath portent des noms qui permettent de les identifier précisément. Emor fait exception : la racine apparait un nombre incalculable de fois dans la Torah, 5298 selon la concordance Even Shoshan et trois fois dans le premier verset : Vayomer Adonaï el Moché emor el hakohanim, veamarta alehem.Vayomer, emor, veamarta une foisà la 3ème personne, 2 fois à la seconde ; une fois au passé, une fois à l’impératif, une fois au futur avec les vavs conversifs propres à l’hébreu biblique qui augmentent la fluidité temporelle. « Et l’Eternel dit à Moïse, dis aux prêtres et tu leur diras… »[1]. Cette triple parole passe de Dieu à Moïse, de Moïse aux prêtres, enfants d’Aaron et selon Rashi, le troisième vearmarta s’adresse aux fils d’Aaron qui doivent parler à la génération suivante. Cette transmission de génération en génération midor ledor est accentuée par les trois temps passé, présent et futur.
On apprend d’emblée qu’une parole est un mot transmis d’une bouche à une oreille au moins trois fois. Comme si les mots n’existaient pas s’ils n’étaient pas répétés de génération en génération. Lorsque les mots ne sont pas dits, ils se meurent en silence… Le mot dor, génération est d’ailleurs de la même racine indo-européenne que le mot « durée ».
La fin de la Parasha, dans un contraste étonnant, nous parle d’un incident violent autour d’un usage dévoyée de la parole. Il s’agit du blasphémateur, nokev eth hashem [2]et du début à la fin de la parasha, on traverse la rive d’une langue à l’autre, d’une bouche à l’autre, celle qui transmet ou celle qui blesse, celle qui met l’eau à la bouche ou celle qui fait couler le sang.
Cette semaine, nous avons assisté aux débats sur l’antisémitisme par le biais de déclarations passionnés des uns et des autres. Peut-être que la parasha Emor peut nous éclairer sur les devarim, les paroles qui devraient apaiser comme le miel de devora l’abeille plutôt que de piquer comme le dard.
Penchons-nous sur cet épisode du blasphémateur. La première remarque est la violence du texte. En quelques versets, il nous est dit qu’un certain homme a blasphémé lors d’une dispute. Il est mis en prison, puis ceux qui l’ont entendu doivent apposer leur main sur lui et le lapider.
Si l’on lit ce texte sans commentaire, on est très choqué de sa brutalité. Et comme tous les textes saints de toutes les religions, si on les lit sans commentaire, sans les faire évoluer, en oubliant le contexte dans lesquels ils ont été écrits, aucun ne résistera à la critique de la raison, aux principes éthiques qui nous animent aujourd’hui. Bien sûr certains versets traversent les âges sans être surannés comme des rochers qui restent insensibles aux tempêtes, comme ce « vehavta lereékha kamokha tu aimeras ton prochain comme toi-même, dit l’Eternel »[3], que nous avons lu la semaine dernière, mais d’autres versets sexistes, homophobes, vindicatifs ne peuvent trouver grâce aux yeux du lecteur d’aujourd’hui ou de sa conception d’un Dieu, juste, bon et compatissant. Ce travail de réactualisation a déjà été commencé par les rabbins du Talmud qui nous ont montré la voie réinterprétant le texte et à chaque génération les exégètes ont poursuivi ce renouvellement salutaire.
Les trois émor du premier verset sont aussi une indication qu’à chaque génération, il nous faut dire différemment, et que notre conception de l’éthique évolue.
Ce travail exigeant doit être fait par toutes les religions et toutes les spiritualités, pour des œuvres révélées ou non, de la Bible au Nouveau testament, du Coran à des œuvres littéraires comme celles de Céline par exemple.
Le texte quel qu’il soit et d’où qu’il vienne doit être minutieusement étudié à la lumière de la raison et d’exigences éthiques universelles. Quand un rabbin du Midrash nous dit qu’il n’est pas un jour dans le beit hamidrash, dans la maison d’études sans hidoush, sans renouvellement, il ne s’agit pas seulement d’encourager la créativité, il s’agit aussi de sauver le texte d’une lecture littérale et fondamentaliste.
Heureusement, aucun blasphémateur n’a jamais été lapidé dans le judaïsme et Sforno commentateur italien de la fin du XVème siècle et du début du XVIème siècle avait dit : « l’effet du blasphème est nul puisque la personnalité de Dieu n’en est nullement affecté ». Mais que peut-on dire des lectures extrémistes de petits groupes y compris chez les juifs qui incitent à la violence et ont provoqué par exemple l’assassinat d’Isthak Rabin, où le jet de pierre sur ceux qui, à leurs yeux, profanent le shabbath où encore l’assassinat de cette jeune fille Shira Banqui marchant fièrement à Jérusalem ?
L’interprétation est non seulement un exercice littéraire qui fait passer de la lettre à la métaphore, elle est un devoir éthique et s’y soustraire équivaut à enfreindre le commandement : « ne sois pas indifférent au danger de ton prochain »[4].
Mais comment le faire ? C’est à chacun de nous de se battre avec sa tradition, son texte. Le processus doit être interne à chaque spiritualité. Je suis convaincue que nous ne devons pas pointer le texte de l’autre, ou accuser des religions en faisant des généralisations car elles aussi sont mortifères. Si je parle en désignant un groupe entier, en lui reprochant d’assigner à l’exclusion, je ne fais que reproduire en miroir ce que je reproche à l’autre. La tentation est facile et c’est une guerre des mots ou des déclarations. Et c’est précisément là où l’épisode du blasphémateur, s’il est lu comme métaphore peut nous éclairer. Le mot employé ici est nokev shem, le seul endroit de la Bible [5]où le mot est employé dans le sens de proférer un blasphème. Mot à mot « celui qui troue le nom », autrement dit, celui qui perce l’infini sham, shamayim, là-bas, les cieux. Qu’est l’infini si on le perce, si on l’ajoure ? Est-ce comme un chandail dont la maille est filée, dont le jour s’agrandit pour n’être plus qu’un fil, seule trace du textile qu’il était ? Percer l’infini, c’est limiter l’autre à une étiquette, le résumer par un mot qui tue, le réduire à une peau de chagrin, l’enfermer dans les quatre murs étroits d’un préjugé. Nokev eth hashem celui qui perce l’infini est celui-là, celui dont la parole peut provoquer la mort, celui qui fait couler le sang de la bouche. En revanche celui qui dit et dit et dit sur trois générations, vayomer, émor, veamarta, celui qui permet à la parole de s’inscrire dans la durée et de se transformer pour tenir compte d’exigences éthiques toujours plus justes, celui-là prononce des paroles de vie divrei haim.
D’une rive à l’autre, d’une lèvre à l’autre, sachons distinguer entre les paroles qui blessent et celles qui réparent.
Rabbin Pauline Bebe
[1] Lév. 21 :1
[2] Lév. 24 :10
[3] Lév. 19 :18
[4] Lévitique 19 :16
[5] d’après le BDB