Vendredi 13 mars 2020 (soir)
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Moïse n’avait pas de montre
« Ô temps ! suspends ton vol,
Et vous heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ».
Qui n’a pas appris par cœur les mots de ce poème de Lamartine « le Lac », bercé par leur litanie, leur douce musique à nos oreilles conquises, sans pour autant en saisir tout le secret caché, tout le mystère comme celui qui enveloppe un paysage au petit matin lorsque le jour hésite et que le soleil préfère se blottir sous son duvet de nuages plutôt que de sortir briller de mille éclats en nous chantant que l’aube est là et que le temps est venu de nous lever pour un nouveau jour ?
Le temps et sa suspension est le thème qui encadre un des événements les plus spectaculaires de la Torah raconté dans cette parasha Ki Tissa, la construction du veau d’or ; le shabbath est en effet mentionné avant et après cet épisode devenu le paradigme du glissement, de l’errement, de la faute, du dérapage que constitue la demande scandaleuse et dramatique du peuple tout juste sorti d’Égypte (Exode 32 :1):
« assé lanou elohim fabrique nous un dieu עֲשֵׂה־לָ֣נוּ אֱלֹהִ֗ים
asher yelkhou lefanénou qui marchera devant nous » אֲשֶׁ֤ר יֵֽלְכוּ֙ לְפָנֵ֔ינוּ
ki zé moshé car ce Moïse כִּי־זֶ֣ה ׀ מֹשֶׁ֣ה
haish asher hé’élinou meerets mitsrayim qui nous a fait sortir d’Egypte הָאִ֗ישׁ אֲשֶׁ֤ר הֶֽעֱלָ֙נוּ֙ מֵאֶ֣רֶץ מִצְרַ֔יִם
lo yadanou ma haya lo nous ne savons pas ce qui lui est arrivé ». לֹ֥א יָדַ֖עְנוּ מֶה־הָ֥יָה לֽוֹ׃
Que s’est-il passé pour que le peuple se livre à cette construction du eguel hazahav, du dieu d’airain ?
La réponse peut être résumée ainsi :
Moïse n’avait pas de montre ! Au début du verset, il est dit en effet :
Vayar ha’am ki voshesh Moshé laredeth min hahar וַיַּ֣רְא הָעָ֔ם כִּֽי־בֹשֵׁ֥שׁ מֹשֶׁ֖ה לָרֶ֣דֶת מִן־הָהָ֑ר
Le peuple vit que Moïse tardait à descendre de la montagne » ; Moïse tarde בֹשֵׁ֥שׁ, boshesh ce que certains commentateurs ont traduit par ba shesh, la sixième heure était arrivée.
Moïse est en retard, peut-être parce que pris dans une devekouth, une union mystique avec Dieu, il oublie qu’il est attendu. Ce retard crée une angoisse insupportable qui incite le peuple à mépriser Moïse : ce Moïse zé Moshé זֶ֣ה ׀ מֹשֶׁ֣ה , Moïse devient un objet désigné qui a disparu. Un objet est remplacé par un autre, celui qui ne peut disparaitre : le veau d’or ; il n’est pas vivant et peut se laisser adorer. Il est fixe et ne disparait pas du regard. Il est toujours là, à disposition, se laissant posséder.
Moïse, lui, est parti et le peuple, comme un enfant dira Avivah Gottlieb Zornberg en citant Winnicott ne supportera pas que son objet transitionnel disparaisse.
Précisément, le Dieu des hébreux ne se laisse ni posséder ni voir : « nul ne peut me voir et vivre « kil o yreni haadam vahaï כִּי לֹא יִרְאַנִי הָאָדָם וָחָי (Exode 33 :20) : le regard ne peut saisir et cerner le Dieu d’Israël qui échappe à la perspective, Celui qui dit « je serai qui je serai » ou cours après moi, si je t’attrape ! Et la véritable relation que le Dieu d’Israël veut initier est une relation qui maintient la liberté, dans laquelle l’autre, le sujet d’amour et non pas l’objet d’amour peut aller faire un tour, quitter le champ de regard de l’être qui l’aime pour revenir plus tard, avoir le champ libre pour tarder. Le véritable amour autorise les retards avant de s’inquiéter, il ne peut enfermer l’autre entre les aiguilles de sa montre en comptant les battements de son cœur. L’autre n’est jamais docile. Je ne peux lui imposer ma montre, mon temps, ma manière de regarder l’heure. Entrer dans une relation respectueuse de la distance, c’est accepter que le temps s’écoule d’une autre manière, à un autre rythme pour l’être aimé. La synchronisation des montres, du temps n’est possible que dans le monde des espions, pas celui des amoureux.
Le peuple qui fabrique un dieu d’airain qu’il peut solliciter à demeure, à n’importe quel moment n’a rien compris à cela. Nous signons souvent nos messages « en restant à votre disposition » mais nous ne sommes pas à disposition. Parfois nous sommes disposés mais parfois nous sommes indisposés ! C’est l’ultime liberté de chacun, y compris de Dieu, de ne pas être « à disposition ». Même Dieu a le droit de prendre des vacances et c’est là où l’idée de shabbath qui encadre le dérapage incontrôlé du veau d’or prend tout son sens. « Le shabbath est l’antidote du veau d’or, écrit le rabbin Jonathan Sachs, parce que c’est le jour où nous nous arrêtons de penser au prix des choses pour nous concentre sur la valeur des choses (p. 261 Covenant and Conversation). « Le shabbath nous ne cherchons pas à posséder mais à partager » dit Abraham Heschel. Le shabbath nous disons que le temps nous échappe, que nous ne le contrôlons pas, nous saluons la liberté de chacun à pouvoir égrainer son sablier à son rythme, de nous arrêter pour admirer une coccinelle, pour humer le parfum de l’eucalyptus, et goûter aux douceurs du miel.
Le shabbath, nous respirons au rythme du brin d’herbe qui pousse et chante des mélodies, le shabbath nous disons « merci » et avec le poète :
« Ô temps ! suspends ton vol,
Et vous heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ».
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Rabbin Pauline Bebe