Sur le désert des pages blanches, la plume du sofer détache deux mots
Deux empreintes identiques. Puis replonge dans l’encre.
Deux traces de pas prêtes à partir … Lekh Lekha[1], écrit dans la Torah, de deux mêmes lettres Lamed et KHaf que l’on peut également lire Lekh Lekh (Va va).
Les murmures de la plume au parchemin rappellent étrangement le son des cailloux dans l’atmosphère ouatée du désert qui roulent sous les pas d’Abram. Car c’est bien la cadence de ces deux pieds qui marchent qui est au centre de l’injonction divine et non pas la destination qui elle, reste énigmatique. Cette marche, ce lekh lekha murmurée par la poussière des chemins fait d’Abram le premier hébreu c’est à dire le passeur, celui qui franchit en hébreu. Il part après avoir détruit les idoles de son père nous dit
Hé Lamed KHaf … La racine de lekh lekha est aussi celle qui fonda le mot Halakha (la loi). L’hébreu lui donne un sens lié au mouvement d’Abram et, nous dit le Midrash Rabba[2], à la destruction des idoles.
Aujourd’hui encore, la destruction des idoles est toujours d’actualité et prend d’autres formes. Il arrive ainsi que ce qu’on appelle dans l’usage commun les idéologies, prennent la place des statues de bois devant lesquelles on se prosterne et s’infiltrent de façon incongrue là où on penserait peu probable de les trouver.
La Torah considère le culte des idoles comme un interdit important, en fait la deuxième parole du décalogue[3]. Et pourtant, le judaïsme serait il étranger à toutes formes d’idolâtrie ? Très paradoxalement, est il impossible d’idolâtrer la Torah ?
Récemment, nous avons pu lire dans la presse certains assimiler le judaïsme libéral au révisionnisme. Remarque étonnante car le judaïsme libéral ajoute à l’étude traditionnelle des textes, un aspect scientifique. Les textes sont étudiés non seulement sous leur aspect théologique mais aussi historique et en ce sens il est précisément le contraire d’une approche révisionniste.
Nous étudions la façon dont s’est élaborée la loi mais aussi son évolution et ses changements au gré de l’histoire juive. Cette approche scientifique a vocation à ouvrir d’avantage de sens et de compréhension de notre tradition.
A travers ce mot « révisionniste », le judaïsme libéral est accusé ici d’atteindre à l’intégrité du judaïsme dans son ensemble. Bien sûr, ce mot est choquant à plus d’un titre, non pas parce qu’il est critique, mais parce qu’il enferme dans un jugement la contestation, tombe comme le couperet d’une condamnation, empêchant ainsi réflexion et mouvement.
Mais c’est sous couvert de ce jugement sentencieux, à l’aide d’une formule qui sonne comme un slogan, que l’on tente de nier la pluralité du judaïsme.
Rappelons que dans l’histoire du judaïsme, les exemples où la loi fut changée sont nombreux. La longévité du judaïsme dans des contextes souvent hostiles est en partie due à la créativité des rabbins qui ont su adapter lois et rites aux circonstances, historiques et éthiques.
En revanche, il est notable que la flexibilité, la pluralité d’opinions et de débats que l’on observe dans la littérature talmudique et midrashique se sont affaiblies à l’époque qui suivit la publication du Shouhan Aroukh de Joseph Caro au 16ème siècle.[4]
Ce code de lois, avait vocation d’instruire tout un chacun sur les prescriptions rituelles et ainsi, d’harmoniser les pratiques. Il propose donc un résumé, un digest des discussion rabbiniques du Talmud Mais cette simplicité à vocation pédagogique impose des choix éditoriaux, une sélection, et ne peut retranscrire au lecteur les nuances et la complexité des discussions talmudiques.
Or ces discussions du Talmud appelées malkhokot, sont sans doute ce qui donne au judaïsme son identité, sa spécificité, son essence.
La malhoket signifie conflit ou dispute en hébreu mais une confrontation féconde et créatrice, non pas un conflit visant à la destruction de l’autre.
La malkhoket, est une main tendue, une posture d’échange, un témoignage d’ouverture et de générosité à l’image de la tente d’Abraham ouverte à ceux qui sont différents pour accueillir leur parole et leur réflexion.
Pour illustrer ceci, le Talmud, dans le traité Erouvin[5], nous dit qu’une voix divine (une bat qol) s’adressa aux élèves des deux écoles rivales Hillel et Shamai pour les départager en disant « celle ci ET celle là sont les paroles du Dieu vivant » insistant sur la nécessité de la pluralité et la diversité des lectures.
Ainsi dans l’histoire juive les exemples de changements de la loi sont nombreux … Citons tout d’abord la fête de Shavouot (fêtes de prémisses) où l’on apportait jadis les premières récoltes au temple.
A la destruction du temple cette fête faillit disparaître. Et c’est à la créativité de nos sages que l’on doit la survie de la fête en lui donnant un sens différent : la fête du don de la Torah.
A la même époque que la destruction du temple, au premier siècle, Rabbi Yohanan Ben Zakai en s’appuyant sur un verset d’Osée (4 ;14) fit annuler l’absorption des eaux amères pour les femmes soupçonnées d’adultère.[6]
La peine de mort également fut rendue inapplicable par les rabbins, permettant ainsi de qualifier d’assassin un sanhédrin qui condamne un être humain à mort même tous les 10 ans[7] et Rabbi Eleazar de surenchérir « Même tous les 70 ans ».
On voit facilement à quel point le judaïsme a toujours été en mouvement, à quel point la nouveauté et la diversité des lectures est intrinsèque à son histoire.
En assimilant l’approche libérale au révisionnisme, l’auteur de ce mot pose sur la Torah, sur ces paroles « du Dieu vivant »celui d’une lecture unique et objectivable.
Ce regard fondamentaliste, propose un système où la cohérence est plus importante que la production de pensée et de sens, où tout trouve une explication logique et simple. Il flatte d’une main le ressentiment et la haine ; Et de l’autre, nie le mouvement, le paradoxe, la nouveauté et la créativité.
En hébreu le mot pour idole est PESEL pour dire sculpter mais aussi réduire comme un sculpteur réduit la pierre à coups de burin.
Cette même racine donne aussi le mot PASSOUL qui veut dire « impropre », « pas valable », le contraire de CASHER qui signifie apte, honnête, digne.
Une idole c’est donc peut être cela : réduire, en donnant des contours étriqués, l’honnêteté et la complexité des mots et des situations..
Réduire à l’image de Terakh, le père d’Abram, sculptant des dieux de bois, une réalité complexe en une vérité simple et objectivable.
Voilà peut être une facette de l’idolâtrie plus pernicieuse, qui peut s’infiltrer partout où une certitude ne place pas dans son ciel l’ombre d’un point d’interrogation.
La tradition nous enjoint d’être des hébreux, ceux qui traversent, qui franchissent …
Alors glissons nous dans leurs pas, jetons nous à corps perdu dans l’inconnu de la page blanche et du désert et faisons, à l’image d’Abram, murmurer la poussière des chemins sous nos pieds qui nous chuchote à chaque pas :
Lekh … Lekha …
Lekhi… Lakh …
Shabbat Shalom
[1] Genèse 12 ; 1
[2] Genèse Rabba 38 ; 13
[3] Genèse 20 ; 3 à 6
[4] Bebe P. Qu’est ce que le judaïsme Libéral ? 2006 Calman Levy. Paris
[5] TB Eruvin 13b
[6] Nombres 5 :11-31 ; Sota 9 ; 9
[7] Mishna Makkoth 1 ; 10