« Dieu, je sais que nous sommes ton peuple élu, mais ne pourrais-tu pas choisir quelqu’un d’autre pour changer un peu ? » disait Shalom Alekhem. Quelle est la notion la plus embarrassante, la plus problématique, la plus controversée que celle du peuple élu ? Peut-on s’en débarrasser ou nous colle-t-elle à la peau un peu comme ce chewing-gum que les passagers d’un avion de Tintin s’envoient discrètement l’un à l’autre comme si de rien était et qui revient après un circuit alambiqué à son propriétaire ? L’élection fait-elle partie intégrante de notre théologie ? Est-elle unique ou commune à de nombreux peuples ? Remet-elle en question la notion fondamentale d’égalité de tous les peuples ? Se peut-il que plusieurs peuples soient élus ? Peut-on penser une élection sans exclusion de l’autre ? Faut-il réinterpréter ce concept ou le supprimer entièrement de nos références comme l’a fait une tendance du judaïsme moderne, le reconstrucionnisme sous l’impulsion de son fondateur le rabbin Mordekhaï Kaplan ou bien encore faut-il changer de vocabulaire ? Faut-il penser comme le romancier allemand Jacob Wassermann que « l’idée est clairement immorale et absurde » ? A quoi correspond cette notion dans la pensée juive ? L’avons-nous toujours bien lu, en avons-nous fait bon usage ?
Que dit le texte biblique ? « Veata et maintenant im shamoa tishmeou, si vous écoutez bien bekoli ma voix, oushemartem eth beriti et que vous gardez mon alliance, viyitem li segoula vous serez pour moi un trésor mikol ha’amim, entre tous les peuples, ki li kol haarets car toute la terre est à moi » (Ex. 19 :5). Voici le texte fondateur de la notion d’élection dans le judaïsme. Voyons dans un premier temps les difficultés posées par le texte et la notion de « peuple élu » qui peut en découler.
L’idée d’élection peut avoir comme fâcheuse conséquence de diminuer notre idée de Dieu, si tant est que l’on puisse s’en faire une, puisque le divin sort dans le judaïsme de toute possibilité de représentation, d’imagination et de verbalisation. S’il est interdit de faire une quelconque représentation de Dieu, il est cependant possible de discuter de ses attributs ou midot. Un dieu qui élit, choisit et par là-même élimine, peut apparaître comme une divinité tribale qui entretiendrait un rapport exclusif avec un seul peuple. Une sorte d’ancêtre de la « star academy » où le juge divin n’aurait même pas à se justifier des éliminations des autres candidats puisqu’Il aurait pré-choisit le peuple hébreu ! L’élection serait une preuve de favoritisme non justifié. Ce qui peut apparaître comme encore plus étrange est que le verset justifie le choix divin en soulignant que toute la terre Lui appartient ki li kol haarets. On pourrait donc être amené à penser que le fait que tout Lui appartienne justifie un choix capricieux d’un dieu qui dirait « je fais ce que je veux » et qui ne souffrirait pas de remise en question. Ainsi le choix, l’élection remettrait en question l’universalité du Dieu-Un. Un dieu tribal qui manquerait d’impartialité comme s’il avait jeté son dévolu sur un peuple et en était tombé amoureux et l’amour ne s’explique pas. Le prophète Osée dit d’ailleurs au nom de l’Eternel « Lorsque Israël était enfant je l’ai aimé […] Je les ai mené avec des cordes d’humanité, avec les liens de l’amour ».(Osée 11 : 1 ; 4) Le rabbin John Rayner explique qu’il semblerait que Dieu aurait ici montré un manque d’impartialité ou au minimum un favoritisme bien éloigné d’une idée d’un Dieu de justice. Mais les rabbins, garants de la bonne réputation de Dieu se sont empressés de justifier le choix divin par le biais du midrash (cf. Sifr. Deut.243 ; PR21). Le Saint béni soit-il aurait proposé l’alliance et la Torah à d’autres peuples qui l’auraient tous refusé parce qu’ils n’auraient pu l’observer tandis que le peuple d’Israël lui, l’aurait accepté. Cette explication reste problématique parce qu’elle implique un mérite plus grand du peuple d’Israël. Or le texte biblique répète constamment que ce peuple est un peuple à la nuque roide, désobéissant et sans mérite. Isaïe par exemple dit : « Je suis un homme aux lèvres impures, et je réside au milieu d’un peuple aux lèvres impures » (6 :5). Ki ish temei sefatayim anoki ouvetokh am temei sefatayim ani yoshev Le choix divin n’est donc certainement pas fondé sur un mérite du peuple hébreu qui de toute façon contredirait le principe fondamental d’égalité de tous les peuples enseigné par un autre midrash : « Pourquoi l’humanité a-t-elle été créée à partir d’un seul couple Adam et Eve ? Pour que personne ne puisse dire : « moi je viens de telle ou telle famille et je suis supérieur à toi », mais tous ont été créés « bestelem elohim » à l’image de Dieu et pourtant ils sont tous différents »(d’après Sanh. 38a). L’élection ne doit induire aucun sentiment de supériorité qui serait radicalement en contradiction avec tout l’enseignement de la Torah. Rashi, qui, vivant au Moyen-âge dans un pays chrétien, la France, et devait craindre un glissement dangereux d’interprétation, le souligne avec force : « (sur Ex. 19 :5 et Deut. 14 :2) velo tomerou atem levadekhem sheli vein aherim amim » Et vous ne direz pas « Vous seuls êtes à Moi et non les autres peuples » ! Il décrit le peuple hébreu comme une pierre précieuse parmi d’autres pierres précieuses que possède un roi. Aucun peuple, y compris Israël ne peut se prétendre être seul le peuple de Dieu. Cette affirmation de Rashi est essentielle dans la mesure où elle aplanit la notion d’élection. L’humanité tout entière est élue et le peuple juif n’est pas plus élu qu’un autre. Mais si le peuple hébreu n’a aucun mérite particulier, faut-il comprendre l’élection comme « un choix désespéré d’un peuple désespéré fait par un dieu désespéré », comme le dit le rabbin Harvey Fields ? Nous serions un peuple d’hommes et de femmes désespérés ? C’est ce qu’explique un midrash avec humour ou résignation, ou les deux ! Dieu aurait soulevé le mont Sinaï au-dessus de la tête des hébreux en leur disant : « où vous acceptez mon alliance ou ceci sera votre tombe !(Shab.88a ; AZ2b) » En d’autres termes, nous n’avons pas eu le choix d’être choisis, nous avons été choisis malgré nous. Nous sommes choisis sans le choisir ! Ce midrash explique la perplexité des rabbins face à l’élection. Mais rassurons-nous, nous ne sommes pas plus désespérés ou égocentriques que les autres : un petit tour d’horizon anthropologique chez les autres peuples et autres religions peut à ce titre nous rasséréner. Nous ne sommes pas les seuls à avoir rêvé, espéré, caressé l’idée d’élection. Quel enfant d’une fratrie ne veut pas être le préféré ? La fratrie des peuples ne fait pas d’exception auprès de notre méga parent divin ! L’élection d’un peuple par son dieu est commune dans le contexte polythéiste mais aussi monothéiste. Henri Atlan explique que « chaque peuple joue un rôle central dans la cosmogonie que sa culture enseigne » et chaque peuple se considère comme le centre de l’univers. Le peuple hébreu n’échappe pas à cette règle. « Nous sommes une tribu d’esclaves libérés dont l’existence est inaugurée par l’expérience de la libération » et « la Bible, poursuit-il, doit être lue au moins initialement comme le mythe de l’origine du peuple d’Israël (Henri Atlan in Contemporary Jewish Religious Thought) ». Comme le disait un de mes professeurs le rabbin Jonathan Magonet : « la Bible aurait été très différente si elle avait été écrite par les idolâtres ». Un texte fondateur a forcément un parti pris, celui de ses auteurs, ce qui n’enlève rien à sa valeur, simplement au regard que nous avons sur le texte et à la possibilité de le soumettre au microscope de la raison et de l’éthique. Chaque peuple s’est senti élu ou choisi à un moment donné de son développement, de son existence. Peut-être que cette élection est d’ailleurs un moment incontournable de la formation d’une identité. Elle signifie sentir que l’on est irremplaçable, que l’on a un rôle particulier non interchangeable, ce qui serait vrai tant pour un individu que pour un peuple ou une nation. Plus tard le Christianisme et l’Islam se sont sentis élus, comme les Shintoïstes ou encore les Rastafari de jamaïque. Le problème posé par cette vision particulière est soit la limitation de l’universalité du message qui ne s’adresse plus qu’à un nombre très limité d’individus soit l’affirmation que certains détiennent une vérité et pas d’autres et qu’ils doivent l’imposer aux autres. L’idée d’élection et la notion de vérité qu’elles véhiculent peuvent encourager une forme de fondamentalisme dangereux qui a pu être pour certains à l’origine de comportements intolérants et violents. Ce risque de dérapage est alors une justification suffisante pour l’abrogation totale de l’idée. Car après tout derakhéa darkei noam ounetivotea shalom (Prov . 3 : 17), « ses chemins sont des chemins agréables et ses voies des voies de paix » ; la Torah doit encourager la paix entre les individus et non pas la violence. Nous savons que dans le domaine religieux contrairement au domaine scientifique, nous n’avons pas de certitude. Imposer aux autres notre point de vue relèverait donc d’une forme de tyrannie théologique ou d’un despotisme fondamentaliste. Voici ce que dit le rabbin Mordekhaï Kaplan, partisan de la suppression pure et simple de ce concept dans le judaïsme. Selon lui l’idée de peuple élu a été par le passé une sorte de défense psychologique pour contrer l’humiliation subie par le peuple juif. Mais aujourd’hui cette doctrine n’a plus lieu d’être. Je le cite : « D’un point de vue éthique, il paraît pour le moins inconsidéré de maintenir des idées de supériorité nationale ou raciale, dans la mesure où elles exercent une influence conflictuelle, générant de la suspicion et de la haine. Les maux qui pourraient être les conséquences du maintien de cette doctrine d’élection ne sont pas contrebalancés par le bien qu’elle est censé induire en inculquant un sentiment de respect de soi (Judaism as a civilization, M. Kaplan, p.42). Ses arguments sont certes convaincants mais peut-on comprendre aussi différemment cette notion et si toute idée de supériorité est évidemment à bannir de notre théologie, doit-on en même temps nier toute idée de spécificité ?
Revenons au texte de l’Exode : « Veata et maintenant im shamoa tishmeou, si vous écoutez bien bekoli ma voix, oushemartem eth beriti et que vous gardez mon alliance… », vous serez un am segoula. Le statut de « segoula », qui entraîne une particularité est un statut conditionnel de l’obéissance à la voix divine. En d’autres termes, si Israël n’écoute pas la voix divine, qui reste encore à être définie, Israël ne sera pas un peuple « segoula » particulier. Ce « im » « si », exprimant la condition est fondamental puisqu’il nie dans le texte un statut acquis par la naissance. C’est un comportement qui entraîne une spécificité et seulement un comportement et cette façon d’être est accessible à tous, pas seulement aux benei Israël. Le midrash nous le dit bien : « Pourquoi la Torah a-t-elle été donnée dans le désert ? Parce que le désert est hefker, n’appartient à personne; de même les paroles de la Torah sont disponibles pour tous, que personne ne dise : « je suis un fils de la Torah » car la Torah m’a été donnée à moi et à mes ancêtres ; mais vous et vos ancêtres n’êtes pas des fils de la Torah ! (Tan. N. Vayakhel 8 et Tehilim 1 :18) ». Ainsi de tout temps les personnes qui ont souhaité se rapprocher du judaïsme et même se convertir ont pu le faire. Abraham et Sarah sont décrits dans le Talmud (Soukka 49b) comme étant les premiers juifs par choix, puis à chaque génération, y compris même quand le prosélytisme était puni de peine de mort par les nations dans lesquelles le peuple juif vivait, des non-juifs se sont converti au judaïsme. Certains historiens vont même jusqu’à expliquer la survie du peuple juif par l’apport des conversions (cf. Baron et Klausner). Le message de la Torah est donc accessible à tous mais il ne doit en aucun cas être imposé dans un prosélytisme actif. Le fait de dire que nous ayons reçu la Torah reconnaît une spécificité juive mais le message de la Torah est quant à lui universel. Tout comme pour le son du shofar qui part de la plus petite extrémité de la corne vers la plus grande, le message de la Torah est diffusé du petit nombre au plus grand nombre et c’est ainsi qu’il peut être entendu. A. Heschel disait: « Nous sommes un peuple de messagers qui avons oublié le message… ». Et l’on peut affirmer l’égale dignité de tous les peuples tout en maintenant que chacun a une spécificité, un don particulier. Chaque civilisation a excellé dans un domaine et s’est appuyée sur les découvertes d’autres dans des domaines différents. L’Egypte est connue pour les mathématiques, Babylone pour la science, la Grèce pour la sculpture et le théâtre, Rome pour l’architecture, l’Inde pour sa philosophie, la France pour son art et sa littérature, la Chine pour sa cuisine, la Hollande pour sa peinture, la civilisation arabe pour sa grammaire. Refuser l’idée d’élection ne signifie donc pas affirmer que tout être humain a les mêmes capacités qu’un autre ou que tout groupe a le même rôle dans l’humanité que tout autre. Chaque civilisation a apporté sa pierre à l’humanité et c’est pour cette raison que nous devons promouvoir un modèle d’entraide et non de vérité ou de supériorité. Le Rabbin John Rayner suggère que nous abandonnions l’idée de peuple élu avec un article défini. Nous serions non plus « le » peuple élu mais un peuple élu. L’élection pour lui n’est pas une réalité mais un idéal puisque la fin du verset de l’Exode n’a jamais été réalisée : veatem tiyou li mamlekheth kohanim vegoï kadosh » vous serez pour moi une nation de prêtres et un peuple différent ». Le verbe est ici au futur et non au présent. Il suggère que le judaïsme a le potentiel d’être « une force modératrice et civilisatrice de l’humanité ». Mais on peut ajouter à cela deux autres interprétations; si spécificité il y a, peut-être que la nôtre en tant que Juifs- celle qui est explicitée dans la Torah qui est notre témoignage de civilisation- est de souligner que les êtres humains sont doués du libre-arbitre. Le peuple juif n’est pas un peuple choisi par Dieu, mais un peuple qui choisit de choisir, qui met le choix et la responsabilité face à ses choix en haut de l’échelle de ses priorités. Chaque philosophie, chaque religion propose une vision du monde. Le judaïsme nous dit que l’être humain est responsable de ses actes. Il est l’élu du libre-arbitre : il a la capacité de choisir, de dire oui ou non et d’assumer les conséquences de ses choix – le judaïsme est un hymne à la liberté et à la responsabilité. Mais n’oublions pas que c’est l’hébreu qui est la grammaire de notre civilisation. Le terme segoula a été traduit par « élu » dans l’expression « peuple élu ». Il peut s’agir là d’un contresens. En effet la racine samekh guimel daleth a un premier sens qui signifie acquérir une propriété qui a de la valeur. C’est ainsi que le grand rabbin Zadoc Kahn le traduit par « trésor » mikol haamim entre tous les peuples ».Mais cette racine a un deuxième sens , elle signifie aussi adaptation, accommodation, caractéristique, et a donné l’adjectif « capable de » mesougal. Peut-être que la qualité spécifique du peuple hébreu c’est de savoir s’adapter. Ou bien dans une vision plus universelle, on peut dire que tout peuple est segoula capable de quelque chose et c’est à chaque peuple de trouver sa capacité, son don particulier, sa mission, sa spécificité dans le paysage de l’humanité.
Et pour finir, segol, c’est aussi la couleur violette. Le violet dans l’alphabet des couleurs est la dernière couleur de l’arc-en-ciel ; elle est souvent associée à l’élévation de l’esprit, à la sagesse, à la transcendance, à l’intégrité et à l’honnêteté. Peut-être que telle est notre mission au milieu des autres peuples qui portent d’autres couleurs. Dans l’arc-en-ciel des couleurs, chaque peuple a sa place et doit être à la hauteur des capacités que l’Eternel lui a accordé.
Rabbin Pauline Bebe