Il y a quelques jours, les écoliers reprenaient le chemin de l’école, les enfants celui du Talmud-Torah, de l’étude de notre sagesse ancestrale, lisant ces rouleaux de palimpsestes dont sortent des étincelles renouvelées. Un jeune professeur expliqua l’origine du décompte juif des années 5770 qui partait de la création du monde, maasé beereshith. Une voix s’éleva alors en protestant : « Mais Monsieur…, et les dinosaures ? ». Cette petite voix ingénue et sage résumait avec concision et force des siècles d’interrogations et de débats sur l’adéquation entre la science et la Bible, la raison et la révélation, le savoir et la spiritualité. Elle posait la question du sens de la Genèse, de la place des découvertes scientifiques, des limites de l’un et l’autre monde, de leur conciliation et de leurs différences. Doit-on compartimenter notre connaissance ? Doit-on rejeter des textes anciens sous prétexte qu’ils ne correspondent plus à la connaissance scientifique du moment ? Doit-on écarter de notre vie tout ce qui ne se soumet pas aux principes de la raison ? Si nous orientons le projecteur de la science sur tous les aspects de notre vie, devons-nous pour autant abandonner le secret, le mystère et la poésie ? Sommes-nous des êtres de pure raison ? Devons-nous rejeter tout ce qui reste incohérent, surprenant, miraculeux ?
Le judaïsme n’a jamais ignoré la science et a toujours encouragé l’avancée des connaissances. Un verset de la Genèse explique la création de l’être humain et sa mission : « Dieu dit : faisons l’être humain à notre image, à notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, enfin sur toute la terre et sur tous les êtres qui s’y meuvent »(Genèse 1 :26). La domination dont il est question n’est certainement pas par la force mais par la connaissance. L’être humain est censé connaître la nature pour mieux la préserver, s’en rendre maître non pour la détruire mais pour la maintenir en existence et la faire fructifier. La lecture juive du faux pas d’Eden est aussi un exemple d’encouragement au savoir. L’interdit de consommer de l’arbre de la vie et de la mort ou de la connaissance du bien et du mal se pose comme un interdit de principe que l’Eternel désirait que l’être humain transgresse, une forme de test ou d’épreuve. Le rabbin Jonathan Magonet indique en effet qu’Adam et Eve ne sont pas « tombés » dans une chute spirituelle mais plutôt qu’ils y ont été poussés dans une quête positive. C’est en effet la connaissance sous toutes ces formes, bina le discernement, hokhma la sagesse, daat la science qui fait de l’être humain ce qu’il est. Son histoire peut commencer à partir du moment où il peut discerner, savoir, connaître et être responsable. On peut facilement imaginer que si Dieu n’avait pas voulu que Adam et Eve mangent de l’arbre de la connaissance, Dieu n’aurait pas placé cet arbre au milieu du jardin et ne les aurait pas nargués par cet interdit et l’attrait du fruit défendu. Le texte dit bien que « la femme vit que l’arbre était bon à manger, attrayant à la vue et précieux pour l’intelligence » (Gen. 3 :6). Si Dieu veut le surpassement de l’être humain, rien qui n’est tov ladaa’t, précieux pour l’intelligence ne peut lui être fondamentalement interdit ! Par la suite Hillel, à l’époque de la Mishna nous explique « celui qui n’augmente pas ses connaissances les diminue »(Avoth I :13). Il ne s’agit pas seulement des connaissances qui proviennent de l’étude de la Torah mais de toute forme de savoir et cette même Mishna Avoth nous rappelle qu’il faut nous trouver un métier en dehors de l’étude de la Torah : Rabban Gamliel disait : « toute étude religieuse qui n’est pas accompagnée d’un travail est stérile et conduit à la transgression vekhol Torah shéein ima melakha sofa betela vegorereth avon (Avoth II, 2). C’est ainsi que de nombreux rabbins de tout temps étaient grammairiens, œnologues, médecins, philosophes, avocats ou psychologues et étudiaient les textes à la lumière de toutes les facettes de leur savoir. Certains exégètes vont jusqu’à dire que l’examen des sources avec notre raison est un devoir religieux. Citons Ibn Pakouda au XIème siècle dans les Devoirs du Cœur (Shaar hayihoud, chap.3) : « Quiconque peut intellectuellement examiner par voie logique le problème de l’existence de Dieu et les objets de connaissances voisins est obligé de s’y consacrer de toutes ses forces […] la Bible ordonne ce contrôle, elle exige un examen logique, elle l’appelle : « la méditation du cœur », c’est à dire l’examen de la raison. Ainsi, il est démontré que nous sommes tenus à l’examen intellectuel des données religieuses, à la mesure de notre intelligence tant par la raison que par l’Ecriture et la tradition ». Si Dieu nous a créés avec des neurones, les utiliser est aussi chanter la Gloire divine ! La recherche à travers le microscope de la raison et de la science est aujourd’hui incontournable, non seulement par ce qu’elle constitue un progrès dans la connaissance du monde et son appréhension mais aussi parce qu’elle est un garde-fou contre le fanatisme. On ne saurait obéir aveuglément à un système simplement parce qu’une autorité supérieure l’a mis en place, qu’elle soit humaine ou divine. Sortir de l’Egypte, mitsrayim – dont la racine tsar signifie étroit – c’est sortir de l’étroitesse et ne pas nous forger de nouveaux tyrans. C’est ainsi que nous ne pouvons plus accepter certains textes de la Torah qui nous apparaissent blasphématoires, si nous les attribuons à un dieu juste et compatissant. Nous avons le devoir de douter, de tâtonner, de chercher, de remettre en question, de savoir, de connaître, de progresser.
Mais si notre raison ne doit jamais abdiquer, doit-elle pour autant être l’unique instrument de notre humanité ? Nous vivons dans un monde où tout est quantifié, mesuré, compté ; des chercheurs mesurent les activités du cerveau même quand il s’agit d’un sentiment comme du sentiment amoureux. Certes nous voulons comprendre mais le pouvons-nous ? Le rabbin John Rayner dénonce cette propension que nous avons à croire que nous savons tout. « Nous aimons à penser que nous sommes – potentiellement au moins – omniscient. C’est pourquoi tout ce que nous ne pouvons pas comprendre, ou démontrer, ou mesurer, nous avons tendance à le rejeter comme fantaisie » (An understanding of Judaism p.177). J’ajouterai même à force de vouloir tout expliquer, tout filmer parfois, nous effaçons les frontières entre le privé et le public, reshouth hayahid et reshouth harabim, ce qui doit rester secret et ce qui doit être révélé. La télé-réalité est un symptôme de ce dévoilement outrancier qui ne laisse plus aucune place au soi, au secret, au mystère. Ma mère, zikhona liverakha, m’avait appris une règle de derekh erets, de bienséance, qu’enfant je n’avais pas immédiatement comprise. Lorsque l’on était invité à manger chez quelqu’un, il était déplacé de demander la recette d’un plat que l’on était entrain de déguster. Si l’on y tenait vraiment beaucoup on pouvait la demander, le lendemain par téléphone, lors d’une conversation privée. J’ai compris cette règle bien plus tard. Elle enseigne la poésie de la table, le mystère des arts culinaires, le respect du secret ! L’étalement de tous les ingrédients désacralise l’œuvre d’art ; la réjouissance du palais doit rester voilée, entourée d’un halo de mystère. On ne demande pas à un artiste quel pinceau il a utilisé pour exécuter son œuvre. Il en est de même pour les sentiments, les épeler, les expliquer, les banalisent. Rappelons-nous ce sketch, ci-bien dit par Yves Montand qui dicte un télégramme d’amour à une employée de la poste – je t’aime, je t’aime, je t’aime dit-il fou d’amour – et elle répond d’une voix mécanique : « trois fois je t’aime ? ». Pour le judaïsme tout ne peut se réduire à des mécanismes, des statistiques, tout ne peut pas entrer dans un calcul. Même pour compter le mynian, l’assemblée de dix personnes nécessaires à la tenue d’un office public, il est interdit de compter, de réduire l’humain à un numéro ; c’est un verset biblique que nous devons utiliser qui contient dix mots et permet de traduire des chiffres en lettres. L’histoire nous a cruellement montré que rien d’humain ne pouvait permettre la réduction de l’autre à un numéro. Et même les lettres qui forment des mots peuvent être trompeuses. Pour cette raison, Dieu échappe à toute nomination. Il est Hashem, le Nom par excellence ou sham là-bas. Il échappe à l’infini dans l’indicible comme Sa créature, l’être humain, créé à Son image. Nous de pouvons être réduits à des théories psychologiques, des raisonnements mécaniques qui consistent à étiqueter, grouper, analyser. Les plus grands spécialistes se trompent souvent et les meilleurs scientifiques savent reconnaître leur ignorance. Le début du savoir c’est de reconnaître que l’on ne sait rien. L’être humain surprend, échappe à l’analyse comme toute la réalité qui nous entoure. Abraham Heschel écrit : « Pour l’homme moderne tout peut-être calculé, tout peut être réduit à des chiffres. Il a foi aux statistiques et déteste l’idée du mystère. Dans son obstination, il ignore que nous sommes entourés de toutes parts par des choses que nous pouvons percevoir mais non pas comprendre, et que la raison est un mystère pour elle-même. Il croit pouvoir expliquer le fond de tout mystère » (Dieu en quête de l’Homme, p.43). Certes, avec l’avancée du savoir, la frontière du mystère est repoussée mais le mystère reste entier. En nous souciant du détail nous avons oublié le tout, les experts que nous sommes devenus ont perdu le sens du merveilleux. Nous avons réduit le monde en miettes et même si nous devions le faire pour pouvoir le comprendre et augmenter notre expertise, notre spécialisation, nous sommes incapables de remettre les pièces du puzzle ensemble. Notre raison a fait taire notre intuition, notre science a étouffé notre imagination, notre logique a tari notre capacité à rêver. « A mesure que la civilisation progresse, le sens du merveilleux perd du terrain » martèle Abraham Heschel, (Ibidem, p.55).
Alors, peut-on revenir à cet état d’être, une enfance de l’humanité qui chaque fois ressent le frisson de la découverte, tout en reconnaissant les acquis de la raison et de la science ? Pouvons nous être des savants émerveillés, des scientifiques spirituels, des êtres raisonnables avec un soupçon de déraison, de poésie et de rêve sans dire mais « ce n’est pas vrai », « c’est impossible », « on a prouvé le contraire » ? Sommes-nous encore capables de déceler le merveilleux dans le quotidien, la poésie dans la prose, le sublime dans l’ordinaire, la magie dans le mécanisme ? La réponse se trouve dans notre tradition : l’antidote au scepticisme clinique : c’est le judaïsme ! Le rabbin Moshe ben Nahman Gerondi dit le Ramban ou Nahmanide, XIIIe siècle à Gérone, (1194 – terre d’Israël, 1270) qui était médecin, exégète de la Bible et du Talmud, poète liturgique, philosophe et kabbaliste, et l’une des plus éminentes autorités rabbiniques du Moyen Âge écrit : la croyance en « des miracles cachés est le fondement de toute la Torah. On ne prend pas part à la Torah, tant qu’on ne croit pas que toutes les choses et tous les actes de la vie individuelle et de la vie sociale sont des miracles. Rien ne peut être appelé ‘le cours naturel des choses’ »(sur Exode 13 :16). Le judaïsme nous invite à reprendre conscience, à ne rien considérer comme acquis, tels les actes les plus élémentaires mais qui ne sont pas donnés à tous, pouvoir se lever le matin, ouvrir les yeux, le fonctionnement du corps, boire un verre d’eau, consommer un morceau de pain, contempler la mer, manger un fruit de saison. Le matin en nous levant, nous disons cette bénédiction asher yatsar en remerciant « l’Eternel qui a créé l’être humain avec sagesse avec multiplicité d’orifices et de canaux […] et qui sait que si l’un d’eux s’ouvre ou s’obstrue, il nous est impossible de survivre et de se tenir debout devant Toi ». Nous avons tendance à considérer comme un dû le bon fonctionnement de notre corps et ce n’est que lorsqu’il est malade que nous regrettons amèrement de ne pas avoir la santé. Nous sommes prompts à nous plaindre, et indifférents au bien. Notre tradition nous apprend la reconnaissance. « C’est l’un des objectifs de la conception juive, écrit Heschel, que de ressentir les actes les plus communs comme des aventures spirituelles, et de saisir en toutes choses, l’amour de la sagesse.(p.60) ». Les actes les plus simples de la vie sont précédés d’une berakha, d’un remerciement, d’une formule qui nous invite à prendre conscience, à ne pas être indifférent au monde. « Tu es béni, Eternel notre Dieu, conseiller de l’univers qui par sa parole a amené tout chose à être » disons-nous avant de boire un verre d’eau. La formule n’est pas magique mais elle rend à la vie sa magie que l’habitude, le désintéressement, la nonchalance, la lassitude lui avait ôtée. Une formule inventée, édictée par des sages de tout temps puisque aujourd’hui aussi dans les mouvements libéraux nous écrivons de nouvelles bénédictions. La berakha souligne, fait sortir le miracle du quotidien, elle invite au merveilleux. Rappelons-nous comment Paul Klee décrivait ces « …réalités de l’art qui élargissent les limites de la vie telle qu’elle apparaît d’ordinaire. Parce qu’elles ne reproduisent pas le visible avec plus ou moins de tempérament, mais rendent visible une vision secrète […] L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible » (Théorie de l’art moderne p.31 ; 34). Le judaïsme comme l’art est une lecture du visible. Il n’est pas étonnant que dans la langue hébraïque le mot emouna, confiance ait donné le mot omanouth art. La emouna, la confiance avec les mots qui l’expriment, les berakhoth, nous rappellent qu’un objet ou une personne ne se limitent pas à ce que la réalité nous en donne à voir. Dans chaque grain de sable, dans chaque étoile, dans chaque être, se trouve un univers. Nous n’en voyons qu’une partie réduite, une portion congrue, infime mais déjà si belle ! Cette berakha, cette parole qui s’insinue entre la vision d’un objet et le plaisir qu’il nous apporte, est une invitation au mystère, une poésie du réel. Demain après-midi, pendant l’office de Moussaf, nous allons lire un des textes les plus étranges de notre tradition décrivant un rituel mystérieux. Il s’agit de la description des actions du Grand-Prêtre, le kohen Gadol, qui entrait dans le saint des saints, kodesh hakodashim, l’écrin du Temple et prononçait le jour le plus solennel de l’année, yom hakipourim, le Nom Ineffable. Ce rite est à la fois solennel et secret, il se présente comme une énigme. Qui peut prétendre le comprendre ? Et pourtant année après année nous le lisons sans comprendre ses profondeurs. Selon la tradition même le Grand-prêtre oubliait la prononciation correcte du Nom juste après l’avoir prononcé. Ainsi il préservait le secret, le mystérieux, la poésie aussi. Au centre de cette observance de kippour est un secret, qui même s’il a été connu par une personne dans l’Histoire de notre peuple a été immédiatement oublié. Job nous dit « Mais la sagesse où la trouver ? Où est le siège de la raison ? L’humain n’en connaît pas la valeur, elle ne se trouvera pas au pays des vivants (Job 25 :12-13) ». Le mot sod, secret a très probablement comme racine le verbe yassad, fonder, établir. Le secret est fondement, fondation de notre monde et il ne nous appartient pas de le découvrir.
Le judaïsme par sa grammaire de mitswoth, de commandements, réapprend à voir le monde avec des yeux d’enfants, des yeux qui s’émerveillent, s’éblouissent, une bouche bée qui ne sait mot dire devant les merveilles et les secrets du monde. Il est l’antinomie de l’indifférence, de l’ennui, du relativisme qui dit « tout est pareil, la vie n’a aucun sens, tout est hasard ». Etre juif, c’est dire que la vie a un sens, que le sublime est dans la goutte de lait que produit le pis de la vache, l’écorce de blé qui laisse éclore le germe, le prisme de l’arc en ciel, un corps qui se meut sur une note de musique, une question ingénue et sage qui se pose « Mais Monsieur… et les dinosaures ? ». Oui le monde a été créé il y a des milliards d’années et oui, nous sommes en 5770. Etait-ce l’invention de l’écriture, de la poésie, de l’imaginaire, peu importe. Si la Genèse ne parle pas de ces animaux disparus, c’est sans doute parce que les prophètes qui l’ont écrite n’en avaient pas connaissance. C’est à nous de les inclure dans le miracle de la création, tout comme les nouvelles planètes que les scientifiques viennent de découvrir. Toutes ces avancées de la science sont parties prenante de cette merveille de la création tout autant que l’émotion qu’elles induisent comme un souffle coupé devant la vision d’un coucher de soleil. La Bible est poésie, message, sagesse, elle n’est pas science, Histoire, découverte. La Bible nous explique le pourquoi pas le comment. Mais pour faire avancer l’humanité nous avons besoin et du pourquoi et du comment, de la raison et de la révélation, du réalisme et du rêve. Nous pouvons êtres des scientifiques qui lisent la Bible, des exégètes qui étudient la science. Dans notre monde olam, plein de secrets et de mystères, la raison a sa place, le mysticisme, la spiritualité et l’émerveillement aussi. « La plus belle chose que nous puissions éprouver, écrivait Albert Einstein, c’est le côté mystérieux de la vie. C’est le sentiment profond qui se trouve au berceau de l’art et le la science véritable » (Comment je vois le monde). Soyons ces chercheurs illuminés, ces réalistes mystiques, ces rêveurs invétérés qui s’enracinent dans le réel avec la tête dans les nuages et écrivons notre vie comme un poème en prose.
Rabbin Pauline Bebe