Elle avait la tête penchée, les yeux rivés sur ce tableau ouvert vers l’infini dont l’apparence changeait au fur et à mesure que ces doigts couraient sur le clavier. Ils se déplaçaient comme mus par une force magique, venue d’ailleurs qui lui dictait des syllabes et des mots, des phrases et des interjections. Ses cheveux dorés par le soleil de l’été étaient sertis d’un casque – chaque écouteur lui amenait une musique dont elle seule portait le secret. A quelques distances de ses genoux repliés sur un sol jonché de papiers et de livres ouverts, un téléphone portable faisait entendre ses vibrations intempestives, témoins de messages qui l’attendaient. De nombreuses fenêtres étaient ouvertes sur l’écran comme un couloir sans fin sinueux et surprenant, plein d’alcôves et de caches secrètes, aux multiples destinations ; ici elle tenait une conversation avec un ami lointain pour qui c’était le jour, là elle réglait un conflit entre cinq personnes qui communiquaient instantanément, et là encore elle s’inquiétait du bien-être d’une amie souffrante –les mots et les sons se frottaient, se croisaient, s’entrechoquaient dans un univers cybernétique où le silence est la mort, la vie les mots.
Dans notre monde d’aujourd’hui – trop plein de mots – où nous vivons dans un vacarme assourdissant qui résonne dans nos consciences saturées, reste-t-il une place pour le silence ? Nous passons notre temps à apprendre à parler mais faut-il aussi apprendre à se taire ? Qu’en est-il des mots si nous parlons trop, des écrits si les unités de sens nous submergent comme des fleuves indomptés ? Pouvons-nous baisser le son, faire taire les bruits qui martèlent leur existence, les cris qui hurlent leur vie, les écrans qui nous appellent en urgence et écouter le silence de notre âme, le murmure du vent, le gazouillis de l’oisillon ? Où sont passés ces sons qui ne font pas de bruit, ces amitiés silencieuses, ces amours feutrées ? Nous sommes inondés de mots ; aspergés de sens, matraqués d’informations. Nous qui aimons les mots, que dit notre tradition sur l’absence de mots, l’interruption d’un flot de paroles ? Le silence n’est-il qu’une non-parole, ne se définit-il que par son contraire, n’est-il que ce qui permet d’exister aux mots, un facilitateur de langage, ou bien a-t-il sa propre valeur, doit-il lutter pour son existence dans un univers tumultueux ?
Shimon ben Gamliel disait au premier siècle de notre ère : (Pirkei Avoth 1 :17) ϖεη,αν χυψ ;υδκ η,τμν τκυ οηνφϕϖ ιηχ η,κσδ ηνη κφ J’ai passé toute ma vie parmi les sages, et je n’ai rien trouvé de meilleur que le silence ». Que voulait dire Shimon ben Gamliel ? Les Sages parlaient-ils trop ? Cessaient-ils d’être sages par leurs paroles excessives ou bien savaient-ils se taire lorsqu’il le fallait et étaient-ils des sages silencieux ? Prononçaient-ils des paroles sages ou étaient-ils sages dans leur silence. L’étymologie hébraïque du mot ϖεη,α silence, peut nous aider à comprendre : il est employé dans un contexte marin : « Il transforma l’ouragan en une brise légère, et les vagues apaisèrent leur fureur. Ce fut une joie pour eux de connaître le silence »(Psaume : 107 :29-30). Il s’agit ici de connaître le calme après la tempête. Le silence est celui de la réflexion nécessaire à toute analyse. Les ouragans sont fréquents ; nous sommes sans cesse sollicités pour donner notre opinion, juger, interpréter, nous exprimer et nous nous laissons aller à répondre à ces sollicitations parce que flattés d’avoir notre mot à dire et parce que la réflexion, la lenteur ou le silence ne sont pas des valeurs à la mode. Nous parlons souvent sans réfléchir et sans avoir les éléments nécessaires pour juger d’une situation. Nous nous laissons emporter par la nécessité de l’immédiateté, le tumulte de l‘instant. Nous vivons dans l’urgence, et la pression continuelle d’une « soi-disante » efficacité qui s’avère être un tourbillon, nous amène à commettre des erreurs. Nous ne jurons que par le « haut-débit », le temps gagné, les fast-foods, le speed dating. Nous voyons le but et oublions d’apprécier le voyage sans voir qu’il est plus important parfois que la destination. Milan Kundera s’en plaignait : « Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu ? Ah, où sont-ils, les flâneurs d’antan ? Où sont-ils ces héros fainéants des chansons populaires, ces vagabonds qui traînent d’un moulin à l’autre et dorment à la belle étoile ? Ont-ils disparu avec les chemins champêtres, avec les prairies et les clairières, avec la nature ? […] Dans notre monde l’oisiveté s’est transformée en désœuvrement, ce qui est tout autre chose : le désœuvré est frustré, s’ennuie, est à la recherche constante du mouvement qui lui manque ». (La lenteur, p.11). Même les enfants ne savent plus être inactifs et faire appel à leur imaginaire si fécond pour jouer. Des morceaux de bois sont des prétextes à plus d’aventure que les jeux les plus sophistiqués. Je me souviendrai toujours d’un de nos enfants qui pouvait jouer pendant des heures avec ses doigts qui se livraient à une bataille rangée au son des bruitages explosifs de sa bouche. Le silence ouvre la fenêtre de l’imaginaire. Si les six ordres de la Mishna se résument dans un acrostiche « ZeMaN NaKaT », qui signifie « prends le temps », c’est que les rabbins avait compris que tout ne pouvait pas se faire dans la hâte. Même lorsque les enfants d’Israël partent d’Egypte ιυζπϕχ à la hâte, ils ont le temps de faire un sacrifice avant de partir, ils se pressent lentement, ils se précipitent consciemment. L’obsession du faire, de l’agir nous empêche de penser, d’être, de nous arrêter pour que l’action ou la parole soit mesurée, mûrie, posée. Franz Rosenzweig écrit dans l’Etoile de la Rédemption (p.133) : « Ce qui était muet dans la pensée devient sonore dans la parole, mais penser n’est pas parler ; c’est à dire ce n’est pas parler réellement, « à voix basse » ; non c’est la parole d’avant la parole, le fondement silencieux de la parole (..) la promesse du mot véritable ». Dans la plupart des histoires rabbiniques lorsqu’une question est posée au rabbin, celui-ci demande une journée de réflexion. Qui ose le faire aujourd’hui ? Qui ose dire avec le Talmud que l’oreiller porte conseil ? Et pourtant, un problème vu sous un autre angle, l’angle de la patience, du temps qui passe, ne trouve pas les mêmes réponses et les mêmes solutions. Cela ne signifie pas que l’urgence n’existe pas mais lorsque tout est urgent, il n’y a plus d’urgence. Le silence donne alors son vrai relief à la parole qui n’est plus galvaudée, mais pensée, réfléchie, pesée. Le Psaume nous dit d’attendre que la tempête se calme pour être rasséréné et reprendre ses esprits.
Les Proverbes emploient la racine ε,α dans un second sens ; ce n’est plus le silence qui précède la parole, celui de la réflexion et de l’analyse, de l’avant parole, c’est celui de l’après mot, c’est le silence de celui qui ne répond pas à l’insulte, qui est sourd à l’outrage : « Comme un dément qui lance des brandons, des flèches meurtrières. Ainsi fait celui qui dupe son prochain et dit ‘Mais je plaisantais !’. Faute de bois, le feu s’éteint et en l’absence d’un boute-feu, les rixes s’apaisent ».(Proverbes 26 : 18-20). Il est en effet facile de répondre à la provocation par la provocation, à l’insulte par une autre insulte ; il est plus difficile alors de se taire, de ne pas laisser parler la colère attisée, et de faire place à la shetika ce silence qui rétablie l’humanité là où la parole l’avait brisée. Quand l’autre est incapable d’écouter parce que trop sûr de tout savoir, d’avoir tout compris, rien ne sert de parler, car la parole est distordue, transformée, bafouée pour n’être utilisée que dans le sens de la violence. A cet instant, l’autre ne vous voit plus comme un vis-à -vis mais comme l’ennemi –la parole n’a plus sa place, le silence est de mise et le Talmud de dire, « la parole vaut un séla, le silence en vaut deux »(Meg. 18a).
Le silence n’est pas seulement, suspension de la communication, réflexion ou retenue, il peut être une autre forme de communication. Le Psaume (65, 2) chante לְךָ֤ דֻֽמִיָּ֬ה תְהִלָּ֓ה אֱלֹ֘הִ֥ים lékha doumia téhila élohim « pour toi le silence est louange ». Le mot doumia vient de la racine domé qui signifie cesser, penser, imaginer, le silence est imagination –il dit ce que les mots ne peuvent dire –là où les mots précisent la pensée, l’enracinent, le silence délie ces liens, la laisse libre de rêver, déambuler à sa guise. Les sentiments les plus profonds ne peuvent être exprimés par un langage qui paraît banal, des « je t’aime » superflus pour dire notre amour, notre amitié, notre émerveillement. Alain Finkielkraut écrit : « La passion impose silence aux adjectifs : à tous les ceci et cela dont l’Autre, avant l’amour était orné »(La Sagesse de l’amour, p.65).Quoi de plus beau en effet que le silence des amants, qui les doigts entrelacés se regardent sans mot dire, que ses amis qui marchent complices et rieurs, muets de la même expérience, ces vieux couples qui savent lire dans leurs yeux leurs plus petits soucis, dans leurs rides, leur passé réunit. Marcel Proust qui a tant écrit rend pourtant hommage au silence : « L ‘art véritable n’a que faire de proclamation et s’accomplit dans le silence » (Le temps retrouvé). Le judaïsme l’a bien compris en plaçant le transcendant dans l’indicible, ce nom divin qui ne se dit pas car le dire serait le limiter, l’enfermer dans les quatre murs de la grammaire.
Le silence est parfois louange mais il est aussi des silences tragiques, silences d’indifférence silences de solitude, silences de mort. Le Lévitique nous dit (5 :1) : « Celui qui entend, qui est témoin, qui voit, qui sait et qui ne parle pas…celui-là est coupable ». Celui qui entend une injustice et ne parle pas, se rend complice de cette injustice. Il est garant de l’éthique. Le silence n’est pas neutre, il est indifférence, détournement et parfois violence. Lorsque Caïn se lève contre Abel son frère, il s’apprête à lui parler mais aucun mot ne sort de sa bouche : « et Caïn dit à son frère Abel », comme ils étaient dans les champs… « et il le tua ».(Gen. 4 :8). Nul ne sait ce que Caïn a dit à son frère mais le plus probable est justement qu’il n’ait rien pu lui dire. Lorsque le dialogue est rompu, les mots cèdent leur place à la violence, au meurtre. Le silence est alors violence, le mot est explication, humanisation, civilisation. Abraham et Sarah forme le premier couple de l’histoire biblique à se parler en se disant « Je » et « Tu ». Lorsque que le « Je » ne parle pas et ne reconnaît pas le « Tu », il le tue. Mais là aussi le silence a sa place –il s’agit de faire taire le « Je » pour rendre le « Tu » audible. Quand le « je » crie trop fort, le « Tu » est réduit au silence et parfois au silence absolu : la mort. Dans l’univers concentrationnaire le « je » du bourreau, animé par le mal est omniprésent, il ne laisse aucune place au dialogue, à l’autre qui devient chose. L’ordre donné est la mort. Le silence est aussi celui des témoins qui savent et ne disent rien, silence meurtrier complice de la parole meurtrière, « silences qui nient » comme le dit Elie Wiesel dans « Le Chant des morts » (p.152). Celui là est le plus grave, poussé à son paroxysme, sa caricature la plus laide, la plus insupportable. Il ne peut être comparé à aucun autre.
Dans notre vie de tous les jours, il est de ces petits silences de rien du tout, auxquels nous ne prêtons pas attention, précisément parce qu’ils sont les silences de l’indifférence, nous y sommes indifférents, sauf à en être les victimes. Celui qui ne répond pas à une salutation qui ignore l’autre ; celui qui ne dit pas merci, lorsqu’on lui offre quelque chose ou que l’on l’aide, celui qui consciemment n’entend pas une question, l’amorce d’une conversation et détourne le regard, rebrousse le chemin, traverse le trottoir, baisse les yeux pour éviter l’autre qu’il ne veut pas voir. Ces silences là sont des petites blessures que l’on croit sans importance mais l’on sait combien une écharde peut incommoder tout un corps, une poussière peut gêner la vue. « STAVE » c’est ta vie, disent les jeunes, ton problème, lorsque l’on s’en plaint. Pourtant si je suis un être humain, rien de la vie de l’autre ne doit m’être indifférent. Les rabbins avaient ce souci du détail lorsqu’ils ont expliqué qu’un simple manque de civilité, une erreur de nom dans une invitation entre « kamtsa » et « bar kamtsa » a provoqué la destruction du Temple. Ces petits silences là peuvent entraîner des conséquences qui dépassent très largement le temps de l’indifférence.
Un autre silence plus insidieux est celui de la solitude : les personnes seules sont malgré elles réduites au silence et passent parfois toute une journée sans parler. La solitude est un silence non voulu mais imposé, subi et non choisi. Le livre de la Genèse disait « Il n’est pas bon que l’être humain soit seul ». Rompre la solitude est un devoir non seulement pour la personne qui reste seule et qui doit se forcer à être en société mais pour ceux qui sont en couple, en famille, en groupe et qui doivent tendre la main vers l’autre. Ma mère me racontait qu’avec sa grand-mère elle se livrait à une sorte de compétition silencieuse. Lorsqu’elles arrivaient dans une réception, c’était à qui des deux parlerait en premier à une personne isolée. Ainsi il ne fallait jamais laisser quelqu’un seul. C’était une question de savoir-vivre, d’honneur, d’humanité. Briser ce silence, c’est redonner un visage à l’autre, lui permettre d’intégrer le monde de la conversation, le faire exister.
Oui, le silence peut-être violence lorsqu’il est subi, imposé et qu’il ne laisse pas la place à l’épanouissement de l’âme : ces silences là sont à bannir mais il est des silences régénérateurs, sources de révélation. « L’espérance, écrit André Neher, est dans les quatre coudées du silence » (L’Exil de la parole, p.254) ». Le silence n’est pas respiration mais inspiration. Il n’est pas entre les notes de musique mais il est une autre musique encadrée de notes. Le silence n’est pas que l’absence de mots, il rend la parole possible, il est le décor de l’émerveillement, le lieu des retrouvailles, la condition nécessaire de la révélation car lorsque l’on écoute bien, et que l’on ne se bouche pas les oreilles, on entend comme le prophète Elie la ϖεσ ϖννσ κυε cette petite voix fine et silencieuse, presque inaudible, comme le souffle du nouveau-né qui respire calmement, régulièrement et porte en lui l’espoir de tous les possibles. C’est elle, cette voix murmurée, cette voix du silence qui contient les mystères, l’espoir du renouvellement, la rosée de la vie. « Du silence, écrit le violoniste Yehoudi Menuhin, naît tout ce qui vit et dure ; car c’est le silence qui nous relie à l’univers, à l’infini, il est la racine de l’existence et par là l’équilibre de la vie ».
….Et la jeune fille aux cheveux dorés pose son casque sur le sol jonché de papiers, referme une à une les multiples fenêtres de conversation de son écran, éteint son téléphone. Elle lève la tête, pose son regard quelque part au loin vers l’infini, là où l’horizon rencontre l’espérance, et elle écoute intensément le silence.
Rabbin Pauline Bebe