Parasha Ree, le vendredi 10 août 2018 (soir)
פרשת ראה – ל׳ באב תשע »ח
—————————————————
Elle s’appelle Sara. Je ne connais pas son âge. Comme pour les autres personnes du groupe de patients auquel j’ai été affecté au centre Melabev de Jérusalem, centre spécialisé dans les soins et l’accompagnement des personnes touchées par la maladie d’Alzheimer, je sais peu de choses d’elle. Elle est pratiquante. Elle aime danser mais elle prétend toujours être trop fatiguée pour ça. Toutefois dès que les thérapeutes et les soignants décident de mettre de la musique, elle finit tôt ou tard par se joindre aux danseurs. Je la trouve touchante avec son sourire timide. Je danse souvent avec elle. Cela l’amuse, elle sourit, elle bavarde. Je ne comprends pas tout ce qu’elle me dit d’autant qu’elle mêle du yiddish à l’hébreu. Ce n’est pas grave, j’ai le temps de comprendre car, de toute façon, elle me redira exactement la même chose dans dix minutes.
Elle est souvent assise à côté de Marguelit. Marguelit n’est pas du tout pratiquante. Je sais qu’elle a plus de 80 ans. Elle fait preuve d’une grande ouverture d’esprit. Malgré la maladie, son discours est encore très construit. Elle se répète peu. Elle connaît le Tanakh par cœur. La première fois que je lui sers le petit déjeuner, elle me désigne comme le שַׂ֥ר הָאוֹפִֽים sar ha-ofim, le maître panetier.[1] Elle me demande si je sais qui c’est. Je lui réponds que c’est l’un des deux officiers que Pharaon a faits enfermer en prison et que Joseph rencontre après avoir été accusé d’agression sur la femme de Potiphar.[2] Mais je précise que je ne me souviens plus qui du sar ha-ofim et du שַׂ֣ר הַמַּשְׁקִ֔ים sar ha-mashqim, le maître échanson, est exécuté dans cette histoire. Elle me répond que c’est le sar ha-ofim, le maître panetier.[3] Je lui réponds alors que je préfère être le sar ha-mashqim. Elle est d’accord et c’est donc avec ce titre qu’elle me saluera le matin pendant trois semaines.
Une autre patiente dont je n’ai jamais vraiment saisi le prénom me demande pour la centième fois d’où je viens. Je lui dis que je viens de France, de Paris. Elle me raconte qu’elle a visité Paris et que les Galeries Lafayette sont la plus belle chose du monde ! Elle me parle alors de sa petite-fille qui vit au Panama et qui va aussi aux Galeries Lafayette. Par un raccourci surprenant, elle conclut la conversation en m’apprenant que je viens en fait du Panama, que je dois me marier avec sa petite-fille et que nous allons nous installer avec elle à Jérusalem. Depuis début juillet, je ne compte plus les propositions de shidoukh du même genre.
Pendant que nous discutons gentiment pour tenter de comprendre où sont les Galeries Lafayette du Panama, voici qu’arrive Reuven. Reuven a vécu quelques temps en France. Sa femme était française. Elle s’appelait Fleur. Il en parle beaucoup avec une grande tendresse. Au fur et à mesure des jours, il me raconte comment lui et sa femme sont partis vivre en Palestine mandataire, comment il a monté sa première épicerie là-bas. Il était le seul Juif à se présenter à un tirage au sort organisé par un potentat local qu’il appelle « le sultan ». Dans cette tombola, il a gagné un local commercial dont il a fait une épicerie. Reuven est un homme d’ordre : il n’aime pas qu’on laisse les placards ouverts, il n’aime pas qu’on lui pique sa place, il n’aime pas qu’on laisse traîner les couverts sur la table trop longtemps après le petit déjeuner. Reuven est également plein de vie : il sourit, il rit, il chante, il danse, il s’efforce de parler français. J’aime parler avec lui.
Il y a beaucoup d’autres personne encore. Avec certains, je suis désemparé. Par exemple avec ce vieux monsieur en fauteuil roulant. C’est un rescapé de la Shoa. Il a perdu deux fils dans les guerres qu’a connues Israël. Il ne parle pas : il regarde seulement, le regard perdu. Il a de beaux yeux bleus. J’ai toujours l’impression qu’il veut dire quelque chose mais je ne réussis pas à comprendre ce qu’il veut, comment je peux lui être utile…
La parasha que nous lisons ce Shabbat porte le nom de Ree, ראה, « vois ! » Comme le dit Yeshayahou Leibowitz : « nous sommes accoutumés à ce que la Torah, chaque fois qu’elle s’adresse au peuple d’Israël, utilise le verbe ‘Ecoute’ (שמע). Notre présente sidra, elle, commence par l’impératif ‘Vois !’ (ראה) »[4]. La parasha inaugure une série de parashiot dans lesquelles beaucoup de commandements sont rappelés et détaillés. Le premier ordre dans notre parasha est néanmoins étrange : les enfants d’Israël doivent se placer sur deux montagnes, le Mont Guerizim et le Mont Ebal pour y « donner » respectivement la bénédiction et la malédiction. Comme quelques versets du chapitre 27 du Deutéronome le détailleront bientôt, les enfants d’Israël se répartiront sur les deux monts et écouteront les Lévites situés entre les deux montagnes énoncer des cas de malédiction avant que le texte n’énonce des bénédictions. Quel rapport entre le regard et le choix entre le positif – la bénédiction – et le négatif – la malédiction ?
Le verbe « voir » apparaît dans la Torah dès les premiers versets de la Genèse, en rapport avec un jugement de valeur et une différenciation :
וַיַּ֧רְא אֱלֹהִ֛ים אֶת־הָא֖וֹר כִּי־ט֑וֹב וַיַּבְדֵּ֣ל אֱלֹהִ֔ים בֵּ֥ין הָא֖וֹר וּבֵ֥ין הַחֹֽשֶׁךְ׃
L’Éternel vit que la lumière était bonne ; l’Éternel différencia entre la lumière et les ténèbres.[5]
Ce premier récit de la création finit aussi avec ce verbe וַיַּ֧רְא wayyar et un jugement de valeur également :
וַיַּ֤רְא אֱלֹהִים֙ אֶת־כָּל־אֲשֶׁ֣ר עָשָׂ֔ה וְהִנֵּה־ט֖וֹב מְאֹ֑ד וַֽיְהִי־עֶ֥רֶב וַֽיְהִי־בֹ֖קֶר י֥וֹם הַשִּׁשִּֽׁי׃
Et l’Éternel vit tout ce qu’il avait fait, et c’était très bon ; il y eu un soir et il y eu un matin : sixième jour.[6]
En ce moment inaugural, Dieu voit donc que ce qu’il a fait est bon, très bon… Beaucoup plus tard, au début de notre parasha, avec cet impératif, « vois ! », l’Éternel nous interpelle et veut peut-être nous placer dans une position quelque peu similaire à la sienne au moment de la Création.
Le voyage au désert prend fin, Dieu ne sera plus là pour prendre soin de nous, Moïse ne viendra plus à notre rescousse. C’est au peuple et, en lui, à chacun désormais, d’entrer dans le pays. Entrer dans le pays, c’est-à-dire entrer dans la responsabilité et donc dans la capacité à décider ses propres actions en choisissant de faire, de créer, d’agir de façon à pouvoir se dire à la fin du jour que c’était bien.
Mais qu’est-ce que bien agir ? Bien sûr, chacun répondra à cette question selon ses propres convictions religieuses, philosophiques, politiques, culturelles, etc. Chacun répondra aussi selon son expérience et sa vision de la vie. Qui parmi nous pourrait donner le critère absolu du bien et du mal ?…
Cependant la parasha nous propose quelques pistes pour réfléchir à ce sujet difficile. Par exemple, elle insiste très souvent sur quelques figures qui évoquent une certaine détresse : la veuve, l’orphelin, l’esclave, l’étranger, l’indigent, le Lévite.[7] Tous ces gens sont sans ressource, seuls, dépendants de celui qui a du bien, de celui qui a du pouvoir, de celui qui a une famille bien établie. Affaiblis par leur condition, ils peuvent facilement être soumis et exploités ; leur situation est terrible et elle menace toujours de s’aggraver. Leur détresse est matérielle certes, mais elle est également – et peut-être avant tout – humaine, sociale, psychique du fait de la solitude, du sentiment d’abandon et de l’impuissance. La parasha semble répéter comme une litanie que nous avons la responsabilité de nous efforcer de faire en sorte que nos semblables dans la détresse soient secourus.
Bien sûr, nous ne sommes pas Dieu : nous ne pouvons pas finir le travail qui consisterait à tirer tout le monde de la détresse et à réparer intégralement le monde – et d’ailleurs en quoi consisterait précisément une telle réparation ? Les faux prophètes, contre lesquels notre parasha nous met aussi en garde, ceux des lendemains qui chantent ont plus souvent conduits le monde à des situations infernales qu’au jardin d’Éden ! Mais comme le disaient nos Sages, nous ne pouvons pas nous défiler devant la tâche.[8] Quand bien même nous allons à l’aveugle sur ce chemin.
Notre texte nous apporte alors un peu de lumière avec ces mots « il n’y aura pas d’indigent parmi vous, car l’Éternel veut vous bénir dans votre pays » (Dt. 15, 4) suivis peu après de « il y aura toujours des nécessiteux dans le pays » (Dt. 15, 11). Contradiction ? Peut-être… Mais Leibowitz ne voit pas là une contradiction. Selon lui la Torah nous indique ici « une sorte de paradigme : il est souhaitable qu’il n’y ait pas d’indigents parmi nous, mais ceci n’est pas garanti »[9]. Que ce ne soit pas garanti, nous le savons. « Vois ! » ראה ! Notre regard nous rappelle toujours qu’il y a des indigents parmi nous : indigence, solitude, tristesse sont malheureusement bien présentes. La réalité nous rappelle constamment la détresse de l’autre et la nôtre propre.
Mais alors, encore une fois, comment faire pour que nous puissions nous aussi nous coucher le soir en regardant ce que nous avons fait de notre journée et nous dire : « c’est bien » ? Un peu étrangement, puisque rien ne semble vraiment annoncer ce thème, notre parasha se termine par un rappel des fêtes de pèlerinage. En mentionnant la fête de Souccot, la Torah nous demande de nous réjouir avec tous ceux que l’on a mentionnés avant : Lévite, esclave, servante, veuve, orphelin. Mais aussi avec la famille.[10] Or dans toute la parasha, cette idée du partage de la nourriture, que l’on soit pur ou impur, Lévite ou non-Lévite, riche ou pauvre, converti ou pas, revient[11]. Et la parasha semble comme suspendre la joie à ce repas commun. C’est-à-dire un moment fondamental de partage, d’échange qui éloigne un instant l’inquiétude, la solitude, la peur du lendemain et du besoin.
Dès lors, ne pas oublier l’indigent, celui qui est dans la détresse ou dans la maladie, c’est peut-être simplement s’asseoir près de lui, danser un peu avec, parler des Galeries Lafayette au Panama, échanger quelques mots, un repas peut-être. Des petites actions sans gloire apparente, pourtant importantes en ce qu’elles allègent un instant le poids que chacun d’entre nous porte. Il ne s’agit pas de porter les malheurs de l’autre mais simplement de le – non, de nous ! – laisser épancher quelques minutes, de partager quelques moments de compagnie, « chacun [donnant] selon ses moyens, selon les bénédictions que l’Éternel [… lui] aura dispensé »[12] pour paraphraser la fin de notre parasha.
Ma propre expérience au centre Melabev dont je vous parlais au début de cette drasha m’a fait ainsi prendre conscience qu’il était bon et agréable de s’asseoir ensemble entre « frères humains »[13], comme le dit le Psaume 133 :
הִנֵּ֣ה מַה־טּ֭וֹב וּמַה־נָּעִ֑ים שֶׁ֖בֶת אַחִ֣ים גַּם־יָֽחַד׃[14]
Et le Psaume 133 dont est tiré ce verset, de poursuivre deux versets plus loin :
כְּטַל־חֶרְמ֗וֹן שֶׁיֹּרֵד֮ עַל־הַרְרֵ֪י צִ֫יּ֥וֹן כִּ֤י שָׁ֨ם ׀ צִוָּ֣ה יְ֭הוָה אֶת־הַבְּרָכָ֑ה חַ֝יִּ֗ים עַד־הָעוֹלָֽם׃
Comme la rosée du Hermon qui descend sur les monts de Sion ; car c’est là que Dieu a placé la bénédiction, la vie heureuse pour l’éternité.
Où est ce « là » ? Quel est le lieu de la bénédiction ? le Psalmiste a-t-il voulu parler de Sion ? Ou avait-il encore en tête le lieu formé par la compagnie des semblables assemblés ? L’interprétation du Psaume reste ouverte mais quant à moi, j’ai trouvé le début de ma réponse à cette question,
Shabbat shalom.
[1] Genèse 40, 2.
[2] Genèse 40.
[3] Genèse 40, 22.
[4] Leibowitz, Yeshayahou, Haddad Gérard (trad. et notes). Brèves leçons bibliques. Paris : Desclée de Brouwer, 1995, p. 242. [Je note en hébreu les mots que Haddad transcrit en caractères latins].
[5] Genèse 1, 4 (traduction personnelle).
[6] Genèse 1, 31.
[7] Deut. 12 : 13, 14, 27, 29.
[8] PIrké Avot 2, 19 :
הוא היה אומר, לא עליך המלאכה לגמור, ולא אתה בן חורין ליבטל ממנה
[9] Leibowitz, op. cit., p. 245
[10] Deut. 16, 14.
[11] Ex. : Deut. 14, 26-29 ; 16, 22 (l’homme pur et l’homme impur ensemble) ; 12, 18-19, …
[12] Deut. 16, 17 texte modifié.
[13] Albert Cohen, « Ô vous, frères humains » (titre).
[14] תהלים קלג א – Psaume 133, 1 (puis verset 3 ensuite).