Shema ! L’un des mots les plus connus peut-être de la langue hébraïque, apparaît 1159 fois dans le Tanakh, récité deux fois par jour, présenté comme étant un des textes les plus importants de notre tradition, premier texte appris par les enfants, texte récité au crépuscule de la vie, à l’aube d’un voyage « en demeurant à la maison, en se couchant et en se levant » (Deut.6 :7). Shema ! Cette injonction de trois lettres shin, mem, aïn, qui invite à l’écoute, à l’attention, parole qui intime le silence, mot qui invite à se taire, mot qui peut n’être suivi d’aucun autre mot, qui se suffit à lui-même. Shema ! Prête l’oreille ! Pourquoi ce mot est-il si essentiel à notre tradition juive ? Shema Israël La plupart des philosophies, la plupart des religions posent comme principe des affirmations, notre tradition a comme idée centrale une invitation à l’écoute, un soupir, une respiration. Ka mashma lan ? Que pouvons-nous apprendre de ce fait, est la question leitmotive du Talmud ? Quel enseignement pouvons-nous en déduire ? Peut-être que l’écoute est la dimension nécessaire de la civilisation, qu’au-delà de l’écoute de l’autre, il y a l’écoute de soi et au-delà de soi cette petite voix fine et silencieuse dont parle le prophète Elie, kol demama daka.
Nous vivons dans un monde de trop plein de mots. Nous sommes assaillis de messages écrits, oraux, audio-visuels, cybernétiques. Nous apprenons à parler, écrire, discuter, intervenir, répondre, argumenter. Mais tout cela est-il possible sans le partenaire sine qua non de la parole : le silence, l’écoute, les blancs entre les lignes, les espaces entre l’écriture, les soupirs entre les notes de musique. A quoi sert de parler, si l’autre n’écoute pas ? Combien d’entre nous font semblant d’écouter, préparent leur réponse pendant que l’autre parle, pensent à autre chose, sont distraits par l’environnement, pensent à leur apparence en train d’écouter, pensent à l’effet que la réponse produira sur l’autre une fois qu’il l’aura entendu, pensent à eux-mêmes au lieu de penser à l’autre. Combien d’entre nous attendent que l’autre ait fini de parler pour pouvoir intervenir sans pour autant écouter ce qu’il dit ? « Il connaissait, écrit Oscar Wilde en dressant une caricature de la conversation, exactement le moment psychologique où faire le plus d’effet en ne disant rien ». Combien d’entre nous cherchons dans l’autre, en prenant prétexte de ses paroles, pour parler de nous-mêmes ? Combien d’entre nous ne saisissons pas les clins d’œil de l’âme qui a tant besoin de s’épancher ? Combien d’entre nous n’écoutons que le superficiel du message, en oubliant que la complexité des sentiments ne s’exprime que gauchement à travers des mots toujours inadaptés ? Combien d’entre nous, nous bouchons les oreilles de peur d’entendre des vérités qui blessent, des paroles qui remettent en question et préférons l’immobilité confortable au mouvement réparateur ? Combien d’entre nous aussi avons été mis en colère par un conseil déplacé qui n’était qu’une réponse plaquée, occultant notre être ? Ecouter n’est pas facile, être entendu non plus ! Le traité Meguila (18a) du Talmud l’exprime ainsi : « Parler est difficile mais qui peut se taire ? Si un mot vaut un shekel, le silence en vaut deux ». Et plus récemment, Woody Allen : « Dieu reste muet, si seulement nous pouvions convaincre l’être humain d’en faire autant! ». Shema Israël ! Sans l’écoute, il ne peut exister de dialogue, de véritable échange entre les êtres humains. Et c’est cette absence d’écoute qui a provoqué et provoque tant de conflits dans le monde, conflits entre les individus, les peuples, les civilisations. Si le Moi n’opère pas un tsimstoum, un retrait comme l’on dépeint Dieu comme s’étant retiré du monde pour laisser la place à l’être humain, l’autre n’a pas de place dans le dialogue ; il n’existe pas. André Neher dans l’Exil de la parole, explique que le véritable dialogue ne commence dans la Bible qu’à partir d’Abraham. « Adam et Eve, le premier couple humain, l’époux et l’épouse, ignorent le dialogue mutuel ; ils ne se parlent jamais, tout en parlant beaucoup, mais chacun pour soi ». L’absence de dialogue trouve son paroxysme entre Caïn et Abel. Caïn dit à son frère Abel : Vayomer kayin el hevel ahiv….Et le texte poursuit : « Et il arriva que lorsqu’ils furent dans le champ, Caïn se leva contre son frère Abel et le tua » (Gen. 4 :8) « Tout se passe comme si, poursuit Neher, l’oblitération du dialogue était source de meurtre ». On ne saura jamais ce que Caïn a dit à son frère Abel avant de le tuer, mais peu importe. C’était une parole porteuse de mort. Une parole qui s’affirmait sans place laissée à l’écoute, à l’autre, l’autre Hevel, Abel n’était plus qu’un souffle, il ne pouvait que laisser une place qui ne lui avait jamais été donnée ; il ne pouvait que mourir. Puis, d’un individu qui réduit au silence, on passe à une société qui réduit au silence : vient l’épisode de la tour de Babel. Le récit commence par une phrase décrivant une situation apparemment idyllique (Gen. 11 : 1) « Toute la terre avait une même langue et des paroles semblables » Vayehi khol hararets safa ahath oudevarim ahadim ». Neher qui traduit ahad par clos, fermé, voit la description d’un système concentrationnaire, où une soi-disant pensée universelle nie l’être humain dans sa liberté et son individualité. L’imposition d’une pensée unique et totalitaire empêche l’individu de s’exprimer : « Le processus, écrit-il, par lequel la concentration muselle la parole humaine, est hélas, trop connu. Il conduit à la réduction de l’homme à une chose, à la substitution de la chose en tant que système pensant à la pensée de l’homme. Dans l’univers des choses concentrationnaires, l’homme ne parle plus, parce que chacune de ses paroles est parlée pour lui, avant lui, autour de lui. Le ’on’ impersonnel lave, puis inonde le cerveau du ’lui’, dont les réactions passives ne peuvent plus que répéter ou que répercuter des mots admis par tous, indiscutés, indiscutables ». La tour de Babel, comme plus tard les pyramides sont autant de constructions inhumaines dans lesquelles la pierre a plus d’importance que les âmes. Ces sociétés qui les fabriquent n’écoutent plus l’individu, le réduisent au silence. Après ces essais de paroles voués à l’échec depuis Adam et Eve jusqu’à Babel, le dialogue reprend avec Abraham, premier homme qui s’adresse à sa femme Sarah en disant « Tu ». Et apparaît en même temps que le Tu, la véritable écoute de l’autre. Il s’agit d’un des moments les plus difficiles de leur relation, où une troisième personne entre dans leur couple : Hagar, et Dieu donne à Abraham l’un des plus beaux conseils matrimoniaux : « shema bekola » (21 :12) Ecoute sa voix » ! Pourquoi sa voix et non pas ses paroles ? Parce que derrière les mots, il y a la voix, celle qui trahit vraiment l’état d’âme, l’être de l’âme, qui dit dans quel état est son âme. Nous aussi dissimulons notre pensée derrière les mots. Combien de fois avons-nous répondu « ça va » alors que rien n’allait ? Combien de fois avons-nous questionné « comment vas-tu ? » en faisant tout pour fuir une réponse négative ? Ne t’ écoute pas toi, dit Dieu à Abraham, ne crois pas que tu as un miroir fidèle de ton âme dans l’âme de ton épouse, dans l’âme de Sara – telle est la difficulté du couple, amoureux ou amical – l’autre vous trahit toujours parce qu’il n’est pas exactement votre reflet, il est autre, et c’est en ce qu’il est autre qu’il est autant que soi-même « à l’image de Dieu ». Voici ce qu’en dira Emmanuel Levinas : « Le fait banal de la conversation quitte par un côté, l’ordre de la violence. Ce fait banal est la merveille des merveilles.[…] ce commerce que la parole implique est précisément l’action sans violence : l’agent au moment même de son action, a renoncé à toute domination, à toute souveraineté, s’expose déjà à l’action d’autrui, dans l’attente de la réponse. Parler et écouter ne font qu’un, ils ne se succèdent pas. Parler institue ainsi le rapport moral d’égalité et par conséquent reconnaît la justice ». (Difficile Liberté, p.21) Shema Israel est un appel à la reconnaissance de l’autre dans l’écoute, non une écoute feinte, mais une écoute réelle, une écoute qui ne juge pas.
Mais « Israël », c’est aussi soi dans « Ecoute Israël », Shema Israël. Combien d’entre nous oublions de nous arrêter un moment pour nous écouter nous-mêmes ? Le Talmud nous raconte que les sages avaient l’habitude de se réunir une heure avant la prière en silence. Les rabbins nous disent que ce n’est pas l’esprit préoccupé qu’il faut aborder la tefila, le jugement de soi. Souvent nous sommes entraînés par le tourbillon de la vie, nous ne prenons pas le temps de nous arrêter, de méditer, et nous croyons savoir ce qui est bon pour nous par habitude. « Le silence est bon pour le sage, combien plus pour le fou » dit le traité Pessahim 99a. C’est dans le silence de l’écriture que Marcel Proust se souvient de sa mère: « du bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée » (Du côté de chez Swann, p.21). Ce bruit lui rappelle son baiser au coucher. S’il n’avait pas écouté au plus profond de son âme, peut-être n’aurait-il pas réussi à faire revivre en lui ces instants de bonheur, capturés dans l’éternité. Nous fermons les portes aux souvenirs, nous oublions que le passé peut nous enseigner comment vivre le présent pareil ou différemment. Nous préférons jeter un voile pudique sur ces réminiscences. Nous voulons répondre dans l’instant. La Teshouva doit être rapide, efficace, sans détour. Mais nous avons besoin de temps: « eth ledaber eth alhashoth il y a un temps pour parler et un temps pour se taire » dit Kohéleth. Nous sommes impatients de trouver des réponses pour nous-mêmes et nous ne nous laissons pas le temps de réfléchir. Nous avons peur de cet espace intérieur et nous nous rendons indisponibles à cette écoute. Parfois nous en tombons malades, à force d’activité, de faire taire notre âme, qui clouée au lit veut nous condamner à l’écouter mais la raison froide domine, l’action reprend et l’on étouffe les sentiments. Qu’est-ce qui nous fait peur ? Le sentiment d’être impuissant, la peur d’être trop sensible, les vraies questions vertigineuses de la vie, les pourquois lancinants, les faiblesses et les soupirs ? Avons-nous peur de pleurer ou de rire de nous-mêmes. Mais si nous ne sommes plus qui nous sommes, comment pouvons-nous avec sincérité, aller vers l’autre. Ne venons-nous pas masqués dans une conversation ? Comment espérer que l’autre vous soit fidèle, soit vrai, si nous ne sommes pas vrais avec nous-mêmes. Heshbon nefesh, le décompte de l’âme, c’est peut-être un des aspects de yom kippour : poser la question « qui suis-je ? » Suis-je vraiment celui ou celle dont je montre le visage à mon prochain, que je me montre à moi-même ? Est-ce que je me mens à moi-même ? Shema Israël ! Ecoute-toi ! L’ouverture de soi commence par l’écoute de soi. Il faut être prêt à écouter son propre silence sans chercher à tout prix à le combler. Raymond Devos exprime cette fâcheuse tendance ainsi : « Dès que le silence se fait, les gens le meublent » ! Le calme intérieur est donc nécessaire pour pouvoir s’ouvrir à soi-même. Et c’est à partir de cette connaissance de soi que l’on peut s’ouvrir à l’autre. La connaissance de soi soulignée par Socrate et Platon, est présente dès les premiers récits de la Genèse, dans la première question que Dieu pose à Adam « ayeka, où es-tu ? » Question non pas d’ordre physique, de situation dans l’espace mais question d’ordre spirituel. Tu crois te cacher de ton Créateur, dit Dieu en renvoyant à Adam son reflet dans un miroir, mais tu te caches à toi-même. Adam ne peut avancer lui-même et faire avancer l’Histoire humaine sans savoir où il en est. Abraham lui, répondra hineini, me voici. Pourquoi la Torah a-t-elle été donnée dans le désert ? Questionne le midrash; parce que le désert est hefker, n’appartient à personne. Il est une terre en friches, il est disponible. Ainsi pour entendre les paroles de la Torah il faut que tu sois hefker, disponible, ouvert, prêt à entendre. Prêt à entendre sans être certain au préalable du message, sans présumer du contenu, en étant prêt à être surpris, étonné, de ce que l’on peut découvrir en soi-même. Car on ne se connaît jamais complètement. Nous échappons à nous-mêmes et c’est sans doute parce que nous aimons tout contrôler que nous ne voulons pas nous écouter nous-mêmes. Nous pourrions nous surprendre ! Mais dans cette découverte de soi, n’oublions pas que Jacob est devenu Israël en se battant peut-être avec un ange, peut-être avec lui même – le muscle de sa cuisse a été froissé, mais il s’en est retrouvé grandi.
La connaissance de soi est le début de l’émerveillement, comme le nourrisson qui découvre son corps : c’est ce que dit Job : « Ne m’as-Tu pas coulé comme du lait ? Et comme le fromage ne m’as-Tu point caillé ? De peau et de chair Tu m’as vêtu, d’os et de nerfs Tu m’as tissé ; puis Tu m’as accordé vie et amour constant, et ta sollicitude a gardé mon souffle ».(Job 10 : 10-13). Le maguid de Mezeritch dit : « Nous devons être tout ouïe à l’écoute de ce que l’univers de la parole nous dit sans cesse à l’intérieur de nous. A partir du moment où l’on commence à s’écouter parler, on doit s’arrêter ».
« Shema Israël Adonaï eloheinou, Adonaï Ehad Ecoute Israël, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un ». Telle est la fin de la phrase. Dans une des prières les plus connus de ses fêtes ounetanei tokef, prière annonçant le jugement, le hit parade des Hazanim, apparaît la phrase oubeshofar gadol yitaka déclamée à pleine voix, la grande sonnerie du shofar se fera entendre, cette expression est suivie de celle du prophète Elie ouvekol demama daka (I Rois 19 :12), littéralement une voix silencieuse et fine. Elie se trouve sur une montagne : « Devant lui un vent intense et violent, entrouvrant les monts et brisant les rochers (…) après le vent, une forte secousse (…) après la secousse, le feu ». La Révélation ne se produit pas dans ces éléments déchaînés mais après la tempête dans ce « doux et subtil murmure kol demama daka ». Nous attendons les révélations, les miracles de manière spectaculaire avec de nombreux effets spéciaux comme dans « La guerre des étoiles ». Mais la tradition juive nous dit ce n’est pas dans l’extraordinaire que se trouvent les miracles, mais dans le quotidien. Ce n’est pas dans le spectaculaire mais dans l’ordinaire qu’il faut chercher cette petite voix silencieuse. Elle est sur la bouche de Hanna dans sa prière dont les lèvres bougent et qui ne laissent sortir aucun son. Elle est dans l’observation des plantes et du chant des oiseaux : Rabbi Nahman de Braslav disait : « Lorsque l’être humain devient digne de percevoir le chant des plantes, d’entendre comme chaque herbe lance son chant vers Dieu, comme ce chant apparaît doux et beau […] les paroles des plantes pénètrent alors dans les vôtres et en augmentent la force » et le Rabbi Zalman dit du chant des oiseaux « ce qu’ils parlent vite, (..) Ils ont leur propre alphabet. Il suffit de bien écouter et de bien entendre pour comprendre ce qu’ils disent ».
Dans toute conversation, il y a un « je » et un « tu ». Le je peux tuer le tu, le tu peux tuer le jeu, la partie. Mais si le je et le tu s’écoutent, s’ils sont tout ouies, alors imperceptiblement on peut distinguer la kol demama daka, cette fine voix silencieuse qui transforme la conversation en création. L’oreille se dit ozen en hébreu, ozen c’est aussi l’équilibre. L’équilibre d’une construction humaine passe par l’écoute de l’autre, l’écoute de soi et l’écoute de la kol demama daka. Laissons à Martin Buber le soin de conclure (Le Je et le Tu, p.150) : dans la véritable écoute, l’être humain « monte comme un astre au firmament de l’esprit, environné de la musique de sa parole vivante » (p.70). « Là le langage se parachève en se prolongeant dans le discours suivi de sa réplique. Là seulement le mot explicité dans le langage reçoit sa vraie réponse. Là seulement le mot fondamental est donné et rendu sous une même forme, (…) le Je et le Tu y sont non seulement en relation, mais en loyal échange (…) Là le tête-à-tête s’épanouit dans la pleine réalité du Tu. Par conséquent c’est là et là seulement que nous nous sentons bien réellement contemplateurs et contemplés, connaisseurs et connus, aimants et aimés ».
Rabbin Pauline Bebe