Il est de ces événements qui nous étourdissent, nous abasourdissent, nous laissent comme dans un tourbillon, suspendus par un fil au-dessus de la réalité, flottant comme avec les ailes d’un ange au-dessus du chemin de la vie – la mort d’un être cher, la fin d’une histoire d’amour, la perte d’un ami, d’un travail, ou plus gaiement, les premiers balbutiements d’une rencontre, la réalisation d’une œuvre, la naissance d’un enfant, la préparation d’une fête, relever un défi, sortir d’une maladie, vaincre des ombres en soi. L’intensité de ces instants, nous laisse sans voix comme anesthésiés par la douceur d’une passion. L’exceptionnel est un rapt, éblouit nos sens, les émerveille.
Une fois ces évènements passés, la tentation nous guette de tout abandonner : « hors de l’exception, rien ne vaut la peine d’être vécu », nous sommes tentés de renoncer. Ou bien nous cherchons avidement d’aller de passion en passion, de tourbillon en tourbillon, ne supportant pas l’amertume de l’après fête, les brumes du matin après une nuit d’amour, la vie qui reprend son quotidien. Comment retrouver la poésie, l’exaltation, l’envie, le désir de continuer ? Faut-il vivre dans la demi-teinte, l’estompe, le souvenir des passions passées, le temps du bon vieux temps ? Faut-il entrer dans une course effrénée, de l’extra-ordinaire et se précipiter dans l’avenir de la passion suivante, l’événement qui évitera de sombrer dans une morosité quotidienne ? Faut-il retrouver le permanent, ce qui reste et nous accompagne dans ce qui est passé et chercher l’exception dans le trivial, le banal, apparemment éphémère ? Rosh Hashana, une année se termine, une autre recommence. Le cycle peut signifier l’ennui, la capitulation, le déterminisme ou bien au contraire la capacité à retrouver l’étincelle du lendemain.
« Plus jamais ! Plus jamais je ne tomberai amoureux d’un autre, de la vie, d’un projet, plus jamais je ne me laisserai aller à espérer, plus jamais je ne me laisserai emporter par une exaltation car au fond après la passion, c’est l’ennui, le spleen, la déception, la tristesse, le désespoir » ! Qui ne s’est pas dit un jour « plus jamais » ? Qui n’a pas cédé à la tentation de dire « vivons au quotidien, au jour le jour », qui comme dans la chanson « longe les murs d’un vieux lycée, ah qu’il est triste, triste, triste » ? Des philosophies, des religions se sont ainsi construites pour éviter de ressentir, pour s’évader de la vie. Elles nous disent « soyez au-dessus de ces passions qui vous dévorent, dans un nirvana insensible » ou bien « n’attendez rien » puisque la « vraie vie » est ailleurs, dans un lendemain meilleur, plein de merveilleuses promesses mais sans réalisation. A l’inverse, les rabbins nous disent : le monde n’existerait pas sans passion. « Sans passion, on ne construirait pas de maison, on ne s’engagerait pas dans les affaires, on ne se marierait pas » (Gen. R. 9 : 9) . En d’autres termes sans passion, pas de construction. A partir du moment où l’histoire commence dans la genèse, certes la mort apparaît. Mais l’histoire humaine dans la pensée juive n’est pas historia – information en grec mais toledoth engendrements. L’histoire est la capacité à engendrer, à aller au-delà de soi, à poser des pierres banoth oulehibanoth à construire et par là-même à être construits, à transformer la réalité autour de soi et se transformer soi-même. Cette transformation requiert un optimisme et une passion qui nous anime, notre âme, notre neshama, respiration. La langue hébraïque reflète cette dialectique : le mot yester passion, signifie aussi création et apparaît pour la première fois dans la Genèse lorsque l’Eternel crée l’être humain : vayitser Adonaï elohim eth haadam afar min adama : l’Eternel Dieu créa l’être humain poussière qui provient de la terre.(Genèse 2 :7) Il fallait que le créateur soit passionné pour créer un être de passion. La création sans passion est impossible, l’humanité sans passion est néant. L’impassibilité n’est pas humaine. Des chercheurs du cerveau ont découvert récemment que la pensée et l’émotion étaient inséparables ; ce que la tradition juive avait exprimé depuis longtemps en un seul mot lev le cœur, à la fois siège des émotions et de la pensée. Nous ne sommes pas des êtres rationnels. La raison pure n’existe pas. Pour le latin et la pensée occidentale, la passion n’est pas création ; elle est passio souffrance. Elle est en conséquence intrinsèquement mauvaise car, selon cette vision, pour éviter de souffrir, il faut étouffer ses passions. Pour la pensée juive, la création-passion englobe le bien et le mal. Pas de séparation platonique entre le monde des idées et le monde des sentiments qui lui serait inférieur. Le prophète Isaïe (45 :7) l’exprime métaphoriquement dans une expression reprise par notre liturgie du matin en parlant de Dieu « yotser or ouvorei hoshekh » Il créé la lumière et donne naissance aux ténèbres. Ainsi les ténèbres sont la face cachée nécessaire de la lumière. Le yester la création – passion a deux faces nécessaires le yester tov et le yester ra. La création-passion peut donner le meilleur de nous-mêmes comme le pire. Ses deux faces sont inséparables. Ainsi supprimer la passion dans le monde, c’est supprimer le meilleur comme le pire et retourner au tohou vavohou de l’avant création, avant que l’humain être aussi passionné que son Créateur n’existe.
Supprimer la passion est donc impossible. Une autre illusion de solution pour faire face au lendemain de l’exceptionnel est de croire que l’on peut aller de passion en passion. La fuite en avant est un autre de nos ersatz de solutions. Si les passions nous font vivre, les moments forts de notre vie, nous voulons parfois marcher de sommet en sommet en faisant des pas de géants qui nous évitent les descentes dans le quotidien. Voyages, travail, sorties tout peut être prétexte à s’éviter soi-même. Nous nous créons des manèges factices qui nous font tourner la tête sans arrêt, sans souffle, sans respiration. Ces activités boostées provoquent souvent l’admiration, la fascination : « il ou elle n’arrête pas » est entendu comme un compliment. C’est à celui ou celle qui part le dernier de son travail ou envoi un mail le plus tard dans la nuit… jusqu’à ce que le corps fasse entendre sa sonnette d’alarme, parce que l’esprit est malmené. Si nous sommes des don Juan de la vie, l’exceptionnel entre lui aussi dans la banalité. Imaginons une œuvre d’art où tous les traits sont de la même vigueur, une symphonie dans laquelle il n’y aurait pas de silence – le résultat est une cacophonie des sens. Il en va de même pour notre vie. L’accumulation des soi-disant passions, tue l’exaltation qui elle aussi devient banale. Le plaisir de la passion, c’est aussi son caractère extraordinaire, unique. Le paradigme de l’exceptionnel dans notre tradition, est peut-être la théophanie, le récit de la Révélation du mont Sinaï. Nos ancêtres sont assemblés au pied de la montagne et c’est ainsi que le décrit Edmond Fleg (Moïse raconté par les Sages pp.79-80) : « Tout à coup, la nuée s’ouvrit ; le Sinaï arracha ses racines au désert ; bondissant jusqu’au firmament, son large sommet, pareil à un tapis d’incendie, vint se poser sous les pieds de flamme […] Mais soudain, comme Dieu allait parler, il y eut dans l’univers un silence. Plus un bœuf ne mugit sur toute l’étendue de la terre ; plus un oiseau ne gazouilla sous toute l’étendue des cieux ; l’eau arrêta son murmure, le feu son crépitement ; le tonnerre devint muet, l’écho perdit sa voix ; les ailes des Chérubins cessèrent de battre et les bouches des Séraphins de chanter ; afin selon Rabbi Abbahou que , dans le silence de tout, tous pussent connaître que hormis Dieu, il n’y a rien. Alors, l’Eternel dit « je suis » anokhi ».
Que se passe-t-il ensuite ? Comment les enfants d’Israël vivent-ils après le miraculeux ? Les récits bibliques nous relatent ce qu’aujourd’hui on appellerait la dépression du peuple d’Israël. Tous les épisodes, du veau d’or et d’idolâtries diverses et répétées sont autant de rechutes qui témoignent de la difficulté, l’angoisse, le mal de vivre des lendemains, de l’après Révélation. Nous sommes toujours dans cet après Révélation. Les benei Israël cherchent d’autres sommets, d’autres expériences sinaïtiques, des exaltations éphémères pour occulter l’unicité du Sinaï ou la prolonger. Et pourtant, chaque passion, chaque être humain est unique, chaque moment de la vie de se reproduit qu’une seule fois. Cette unicité créee un vertige de l’âme. Lo lishnoth beli lehanoth il n’y a pas de répétition sans changement nous dit cette sage langue hébraïque par la même petite racine de trois lettre shin – noun – hé (shana). Rien ne sert de vouloir répéter, tout sera différent. L’étourdissement permanent de passions forcées et forcenées n’est qu’un leurre, alors que faire ?
Nous ne pouvons ni fuir la passion qui nous constitue, ni la multiplier à l’infini et au quotidien. La Torah nous donne des indices, une voie à suivre. La parasha qui suit immédiatement la théophanie est mishpatim. Elle contient de nombreuses lois et nous montre comment Moïse est descendu de la montagne, sommet spirituel, pour amener de la spiritualité dans la vallée, dans le quotidien. Des mots, des lois, l’écriture, la réflexion, les pierres et les parchemins. Le judaïsme nous dit de trouver une permanence dans l’éphémère. Oui, chaque instant de la vie est unique et ne peut être reproduit, chaque personne, chaque rencontre, chaque regard, mais ils portent en eux une capacité à vivre dans le futur. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, l’éphémère est porteur d’éternité. Nous sommes un peuple qui se souvient et qui bâtit. Nous nous souvenons du mérite de nos ancêtres zekhouth avoth. Il ne nous paralyse pas dans une nostalgie oppressive, mais il nous porte pour être des « bâtisseurs du temps »(Heschel). Nous portons en nous des traces du passé, de ceux qui nous ont précédé, de nos actions aussi – après tout nous sommes des benei Yaakov, enfants de Jacob notre patriarche, dont le nom signifie « la trace » ekev, mais nous sommes aussi benei Israël enfants d’Israël, ceux qui luttent avec Dieu, avec un idéal, une exigence éthique infinie, un yotser, créateur passionné, toujours en devenir eyehé asher eyehé « je serai qui je serai » !
Nous sommes des êtres passionnés animés par la passion de nos ancêtres et renouvelés par nos propres passions. Dans le silence, nous transformons la potentielle monotonie du quotidien. Les respirations que constituent les fêtes, les shabbaths, les temps de méditation sont autant de possibilités de raviver les étincelles de l’exceptionnel. Nous pouvons fermer les yeux, être sourds, pourtant ces étincelles sont là et donnent sens à notre vie. Elles lui apportent une douceur de vivre, un bien-être réconfortant. Il suffit parfois d’écouter ou d’ouvrir les yeux, il suffit de respirer et de s’émerveiller. Nous n’avons pas toujours besoin de révélations fracassantes, d’explosions sentimentales, de feux d’artifices d’émotions. Parfois, c’est dans le détail, le silence, le répit que se trouve la Révélation. Sur le chemin de la descente de la montagne, il y a des fleurs et des oiseaux, des sourires et des bourgeons, des mains tendues et même quelques éclats de rire. Réapprenons à vivre avec le souvenir de ceux que nous aimons tout en bâtissant l’avenir, réapprenons à aimer les vallées entre les montagnes, les répits entre deux passions, les oreillers froissés,réapprenons à apprécier la douceur du lendemain, les demi-teintes du petit matin, et… qui sait ?
Shana tova oumetouka, une bonne et douce année 5768.