« L’amour est enfant de bohème
Il n’a jamais, jamais, connu de loi
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime
Et si je t’aime, prends garde à toi,
chante Carmen, l’Andalouse sur la place de Séville,
« L’amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser
Et c’est bien en vain qu’on l’appelle
S’il lui convient de refuser ».
Enfant de Bohème, oiseau rebelle, c’est ainsi que George Bizet dans son opéra, décrit la passion amoureuse qui ne se laisse brider, un sentiment incontrôlable qui fait taire notre raison et nous laisse esclaves de nos sens. L’amour est surprise, il étourdit nos sens, nous laisse abasourdi, incapable de juger, concevoir, raisonner, distinguer. Telle est la conception romantique de l’amour, issu d’une spontanéité avec ses expressions qui l’accompagnent « tomber amoureux », « être épris », « avoir un coup de foudre ». Dans la mythologie romaine, Cupidon, fils de Vénus, est le dieu de l’amour. Il est souvent représenté comme cet ingénu capricieux qui envoie des flèches dans les airs et ne sait pas toujours qui en sera la cible, victime de l’amour. Dans le monde helléniste, c’est Eros ou Aphrodite, dieux de l’amour, des plaisirs et de la beauté qui sont tous deux passionnés, porteur d’un amour sans choix. Aphrodite, la déesse née de l’écume des vagues, possède une ceinture magique qui inspire un désir impérieux à ceux qui la voient. Si on remonte dans le temps aux civilisations proches de l’époque biblique, les Sumériens, les Akkadiens et les Babyloniens connaissaient Innana ou Ishtar – à l’origine du nom d’Esther – déesse de l’amour et de la volupté, irritable et redoutée. Grande séductrice, elle est considérée comme une courtisane funeste qui est cruelle envers ses conquêtes. Que ce soit l’arc et les flèches de Cupidon, la ceinture d’Aphrodite, la colère irrépressible d’Ishtar ou l’enfant de Bohème, l’amour est décrit dans de nombreuses civilisations comme magique, ingénu et impromptu, un sentiment qui vous saisit et vous capture, qui vous rend esclave et soumis, objet et non sujet. Comment comprendre alors ces trois injonctions de la Torah « veahavta lereékha kamokha » tu aimeras ton prochain comme toi-même (Lév. 19 :18) ; « veahavtem eth hager ki guérim héyitem beeres mistrayim » Vous aimerez l’étranger, car vous avez été étrangers en Egypte (Deut. 10 :19) et (Lév. 19 : 24) et cette phrase que nous récitons deux fois par jour dans le shema « veahavata et Adonaï eloékha bekhol levavekha ouvekhol nafshekha ouvekhol meodekha » Tu aimeras l’Eternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir » ? L’amour est-il ordonnance, commandement, devoir ou est-il spontanéité, passion, désir ? Existe-t-il une obligation d’aimer, un devoir d’amour, un art d’aimer ? L’amour se commande-t-il, s’apprend-il, se travaille-t-il ? L’amour est-il état ou processus, spontanéité ou ordonnance ?
Marcel Proust écrivait « on a tort de parler en amour de mauvais choix, puisque dès qu’il y a choix, il ne peut être que mauvais ». S’il n’y a pas de choix en amour, c’est parce que l’amour ahava est un sentiment qui exige une forme de spontanéité, de magie et de mystère. La Bible ne le nie pas, bien au contraire. Lorsque Jacob rencontre Rachel et conçoit de l’amour pour elle, il est épris. Vient la magnifique phrase sur l’élasticité du temps pour l’amoureux : « Jacob servit pour obtenir Rachel sept années vayiheyou beenav kayamim ahadim beahavato ota. Et elles furent à ses yeux comme quelques jours tant il l’aimait » (Genèse 29:20). Le texte nous montre que Jacob en présence de Rachel ne voit pas le temps passer. Le temps fuit et s’évapore en la présence de la personne que l’on aime, la montre de l’amour a ses propres aiguilles qui ne comptent que les soupirs et les joies. On voit dans cette vision différente du temps qui n’est plus objective que Jacob est emporté par un tourbillon – il n’est plus maître du temps, il succombe à la passion. Les années lui semblent être des jours. L’amour est une inspiration, une expiration, un soupir. Il apparaît si naturel, si incontrôlable, en effet comment oublier quand on aime ? Comment aimer quand on haït ? « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » disait Pascal avec raison et avec cœur ! La Bible reconnaît la puissance de l’amour et le shir hashirim le Cantique des Cantiques le célèbre ainsi : (8 : 5-7) « Place-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras, car l’amour est fort comme la mort, la passion terrible comme le Sheol, ses traits sont des traits de feu, une flamme divine. Des torrents ne sauraient éteindre l’amour, des fleuves ne sauraient le noyer ». Comme une passion dévorante, l’amour y est comparé à un feu que l’on ne peut éteindre. Le Talmud empreinte le mot boulmous du grec qui signifie « appétit irrésistible » et le traité Moed katan(17a) décrit, par la bouche de Rabi Elaï, un homme shéyitsro mitgaber alav qui est dominé par sa passion et à qui l‘on conseille de l’assouvir dans un lieu où il n’est pas connu. Ce texte exprime la difficulté à contrôler ses passions. Ainsi l’on peut penser que tant pour l’amour de soi que celui des autres ou du tout autre, l’amour serait passif et non actif. Il s’ensuivrait que si nous nous aimons nous-mêmes, c’est parce que nous sommes nés dans un contexte suffisamment aimant pour avoir confiance en nous, en somme que l’amour de soi est dicté par la naissance. Nous pourrions penser aussi que l’amour de l’autre est entièrement dû au destin, que toute rencontre est fortuite, due au hasard ou prédestinée mais que l’amour ou l’amitié nous enjoint le silence, pas l’action mais la réaction ; quant à aimer Dieu la plupart diront que c’est une histoire personnelle – on aime ou on n’aime pas – comme le dit le philosophe Vladimir Yankelevitch : « on ne peut pas dire pourquoi, la raison de l’amour, c’est l’amour, la raison de l’amour, c’est qu’on aime ».
Pourtant cette abdication de la pensée est impossible dans une tradition qui affirme le libre-arbitre, la responsabilité. Tout céder à l’amour ou au désir est une forme d’idolâtrie de l’amour. Le monde de la publicité nous montre souvent une idolâtrie du corps, du beau, du désir et l’amour y serait inféodé. Cette période de fêtes de Tishri nous fait opérer un retour sur soi et nous remet au centre de nos destinées. Nous y affirmons une responsabilité dans nos actes. Certes, la passion existe, certes nous ne contrôlons pas tout, certes l’amour a sa poésie, ses mystères mais n’est-il que magie et mystère, devons-nous êtres seulement des objets d’amour ? Avons-nous notre mot à dire sur la passion amoureuse, ou devons-nous seulement nous rendre devant les dictats des « je t’aime »- « je ne t’aime pas », « je ne t’aime plus », « je t’ai aimé ». Faut-il rejeter radicalement les commandements d’aimer ? Comment notre tradition si sage a-t-elle pu intégrer la passion et enjoindre des devoirs d’amour ? « Dans la culture occidentale contemporaine, écrit Eric Fromm (L’art d’aimer), […] on suppose que l’amour procède d’une réaction émotive spontanée, de l’envahissement soudain d’un sentiment irrésistible […] On néglige ainsi un facteur important dans l’amour érotique, la volonté. Aimer quelqu’un ne relève pas seulement de la puissance du sentiment – mais d’une décision, d’un jugement, d’une promesse ». L’amour n’est pas selon lui que fruit du hasard. Et tant de rencontres qui apparaissent fortuites, tant d’amours fous non-expliqués s’élucident beaucoup plus tard. « Nous avons découvert que nous avions tant de choses en commun » entend-on. C’est peut-être aussi par ces choses partagées que vous vous êtes aimés. La condition préalable de l’amour de l’autre, c’est l’amour de soi, ni l’égoïsme ni le narcissisme, mais le juste amour de soi, ni trop ni trop peu. « S’il ne peut aimer que les autres, il n’aime en aucune façon », poursuit Fromm (ibid. p.80). En effet on ne peut renoncer à soi totalement pour l’autre. L’ascèse n’est pas une vertu dans le judaïsme. Alors s’il faut s’aimer soi-même, comment s’aimer ? Il est des personnes qui s’aiment trop et des personnes qui ne s’aiment pas assez. Trouver le shevil hazaav, le juste milieu dans ce domaine n’est pas de l’ordre de l’évidence. Ceux qui ne s’aiment pas assez doivent dire selon le Talmud, « le monde a été créé pour moi ! ». Ces personnes se remettent en permanence en question et ce doute destructeur ne leur permet pas d’avoir confiance en elles. C’est un doute lancinant qui parfois-même entraîne l’échec. Croire en soi, s’aimer, est implicite dans le commandement « tu aimeras ton prochain comme toi-même » : comment aimer l’autre si l’on ne s’aime pas soi-même ? S’aimer, c’est se donner une place dans le monde, ne pas disparaître – un rabbin hassidique le disait : « Ne te rétrécie pas trop car tu risquerai de rétrécir l’ombre divine qui est en toi ». Se mépriser, c’est oublier d’affirmer que nous sommes créés à l’image divine et l’étincelle divine placée en nous en souffre autant que nous-mêmes. Trop s’aimer est aussi un problème ; à celui qui s’aime trop le Talmud dit : « nous ne sommes que poussière », ne nous attachons pas trop à notre personne car elle est limitée par le temps et la mort, ne nous prenons pas pour des dieux. Laissons-la place aux autres tout comme Dieu dans le tsimtsoum, s’est retiré du monde pour laisser la place aux êtres humains. La plus grande liberté est de laisser l’autre libre. C’est vrai aussi dans la passion amoureuse ou l’autre échappe toujours. Alain Finkielkraut parle du « visage ou de l’échappée belle ». Ce qui le définit positivement, c’est sa désobéissance à la définition. Il cite Lévinas : « Rencontrer un homme, c’est être tenu en éveil par une énigme ». Vouloir posséder totalement l’autre, c’est en faire un objet d’amour et non un sujet d’amour. Comment peut-on aimer son prochain comme soi-même ? Comment aimer l’autre différemment de soi ? A chaque siècle les rabbins ont essayé de traduire ce verset différemment. Hillel le traduit négativement : « ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ». Ainsi le commandement d’amour de l’autre implique de se mettre à sa place et d’imaginer notre propre réaction si on nous infligeait le traitement que l’on prévoit pour l’autre. L’amour de l’autre implique la projection, s’oublier un peu soi et son reflet dans les yeux de l’autre pour véritablement voir l’autre. « Aimer, c’est se surpasser » écrivait Oscar Wilde dans le Portrait de Dorian Gray. Celui ou celle qui ne cherche qu’à se voir dans l’autre ne se surpasse pas. Celui qui se sur-passe passe au-dessus de sa personne pour aller au-delà. C’est d’autant plus vrai pour l’amour de l’étranger « vehaavta eth hager » l’étranger c’est l’autre qui est étrange, qui est minoritaire dans une culture majoritaire, c’est le discours d’Haman dans le livre d’Esther à propos des juifs : « ces gens ont des lois qui diffèrent de toutes les autres nations » (Esther 3 :8). Ils ont leur propre loi : ne sont pas comme nous. En Egypte, nous avons été étrangers et nous ne devons pas reproduire sur d’autres ce que nous avons vécu. Au-delà des différences – si elles ne remettent pas en cause notre éthique et nos libertés- il faut percevoir l’autre comme être humain, derrière le voile de l’étrangeté, percevoir la similitude de l’humanisme de l’autre. Le Deutéronome qui nous enjoint d’aimer l’étranger dit auparavant qu’il faut le nourrir et lui donner des vêtements. Ainsi l’amour se traduit par des actes de guemilouth hassidim, de bonté et de générosité. Le Sefer Hahinoukh au XIVème siècle nous explique : « nous sommes commandés d’aimer les étrangers : nous ne devons pas leur causer du chagrin, mais devons faire de bonnes choses pour eux, les traiter avec bienveillance , selon ce qui est approprié et selon notre capacité (M.431). S’il y a un devoir d’aimer, c’est parce que l’on aime à travers des actes. Et ces actes doivent être accomplis de manière désintéressée. La Mishna Avoth qui date des premiers siècles avant ou après notre ère l’exprime avec puissance : « kol ahava shéhi telouya vedavar batel davar, betela ahava, vesheina telouya bedavar eina betela leolam » tout amour dépendant d’une cause, disparaisse la cause, l’amour disparaît, tout amour qui n’est pas dépendant d’une cause ne disparaît jamais ». L’amour du prochain ou de la prochaine, du lointain ou de la lointaine ne doit pas être intéressé et comme le dit Abravanel « de même que tu ne t’aimes ni pour un bénéfice, ni par plaisir, ainsi tu ne devrais pas avoir de motif autre pour aimer ton prochain. Comment se traduit cet amour ? Par des actes très précis : le bikour holim, la visite aux malades, consoler les personnes en deuil, accompagner les morts jusqu’à leur dernière demeure, accompagner le fiancés sous la houpa, ouvrir la porte de sa maison aux invités, les raccompagner jusqu’à la porte etc., toutes les choses, écrit Maïmonide, que tu voudrais que les autres fassent pour toi, fais-les pour les autres. (d’après MT, Hil Evel 14). Aimer : c’est agir, être responsable, ne pas se détourner de l’autre, répondre à sa demande « l’amour est une activité, non un affect passif ; il est un « prendre part à » et non un « se laisser prendre » (Eric Fromm p.39). L’amour c’est se sentir responsable de quelqu’un, de son bien être, c’est refuser l’indifférence, c’est se pencher vers, tourner son regard vers l’autre, respicere, le regarder, le respecter.
Quant à l’amour de Dieu, c’est Martin Buber qui le décrit par un petit conte hassidique : à un homme fort instruit mais aussi fort étroit de cœur, qui lui demanda un remède pour ressentir le yirat hashem, la Crainte de Dieu, Rabbi Abraham de Stretyn répondit : « pour la Crainte de Dieu, je n’en connais aucun mais si vous le voulez, je peux vous en donner un pour l’amour de Dieu ; l’homme répondit : « Oh il me serait plus précieux encore, vite-donnez-le moi ! Le remède, lui dit alors le rabbi, c’est l’amour des êtres humains ». Aimer Dieu, ce n’est pas faire preuve d’une dévotion bruyante, d’un mysticisme endiablé, d’une piété aveugle, aimer Dieu, c’est bien se comporter envers son prochain, ainsi dit le Talmud « le nom de Dieu sera aimé à travers toi »(TB Yoma 26a). Nous sommes garants de la réputation de Dieu et de la Torah. Oui l’amour est passion, spontanéité, poésie, enivrement, oubli, soupirs, enfant de Bohème mais l’amour est aussi responsabilité, devoir et effort, raison et loi : « l’amour est un défi constant : il n’est pas un lieu de repos, mais un mouvement, une croissance, un travail réalisé en commun » (Eric Fromm p.123). Nous savons que la pratique de tout art exige une discipline. Les plus grands génies de musique ont pratiqué des gammes, les peintres font des esquisses, les cuisiniers s’appliquent à faire des centaines de recettes. L’étincelle jaillit de l’effort et de la peine. Pourquoi en serait-il différemment de l’amour ? Les prêtres du Temple au service du peuple avaient deux activités quotidiennes : il ravivait la flamme du ner tamid, la lumière perpétuelle qui représentait la shekhina la présence divine, et ils nettoyaient la poussière du Temple. Aucun feu dans un foyer ne peut brûler constamment si l’on ne s’en préoccupe pas. Si la poussière de l’ennui et de l’habitude s’y incrustent, les passions les plus vives vacillent et meurent. Mais si la poussière est délicatement et humainement ôtée, si la flamme est quotidiennement ravivée, par un regard, une expression, un souci de l’autre, sincère et mis en actes, la lumière jaillit et l’amour perdure – cet amour qui donne et qui reçoit, celui qui est don et devoir, régularité et créativité, kéva et kavana intention et rythme. A cet instant d’éternité, on pourra dire avec Baudelaire (les Fleurs du Mal) : « Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux qui réfléchiront leurs doubles lumières, dans nos deux esprits ces miroirs jumeaux ».
Rabbin Pauline Bebe