La politesse n’a pas bonne presse ! Elle est souvent taxée d’être l’expression artificielle d’une hypocrisie, une mascarade élaborée des vrais sentiments, une mystification de la vérité, un code d’usages suranné qui tiendrait plus d’un carcan poussiéreux que d’une légère délicatesse. Et pourtant ce dont nous nous plaignons le plus dans les relations humaines, est le manque de courtoisie, l’absence de bon sens, le défaut de distinction, les indiscrétions méprisantes, les faux-semblants froids et affectés, les preuves de sans-gêne, la vulgarité des sentiments, la violence des « mois » qui crient à s’égosiller sans se préoccuper du voisin qu’ils accaparent. La politesse est-elle un « usage hors d’usage » ? Comme le disait René Max Weill, est-elle « un art de feindre » ? Comme le déclamait Alceste, le misanthrope, une « ingénieuse contrefaçon de la bonté » (Alexandre Vinet), simple enveloppe de civilité ? Ou bien est-elle l’huile indispensable aux rouages de la civilisation, l’expression la plus haute de l’éthique, l’essence même de la relation humaine, l’expression d’une attention extrême et soutenue à l’autre ?
En matière de relations humaines, on pourrait se demander pourquoi légiférer, avoir des règles. Parfois l’on pense que le spontané est toujours le vrai, que le réfléchi perd de sa fraîcheur, qu’il est factice, apprêté, artificiel. Mais le spontané n’est pas toujours bon, la première réaction viscérale que peut provoquer une parole, un événement, une rencontre peut-être teintée de colère, d’une vivacité déplacée, d’une violence non jugulée que l’on regrettera plus tard. kol yester mahshevoth libo rak ra kol hayom, comme le dit l’Eternel dans la Genèse à propos de l’être humain, avant le déluge, « les pensées de son cœur étaient régies par le mal uniquement, tout le jour (6 :5) », ou en d’autres termes, l’être humain ressasse le mal. Le bien n’est pas toujours spontané ou évident, il est le résultat d’un travail et d’une acquisition, d’une réflexion. Nous sommes souvent pris d’un désir irrépressible d’être Caïn face à Abel, mais heureusement, nous apprenons à contenir cette viscéralité par l’éducation. Nous avons besoin de règles, de normes pour progresser. L’amour de l’autre ne va pas de soi, sinon quel sens aurait l’injonction « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lév. 19 :18) C’est parce que naturellement, mon prochain me dérange dans l’accomplissement de mes désirs, qu’il se trouve en travers de mon chemin, c’est précisément pour cette raison que l’on me commande de l’aimer : l’aimer – lui qui m’empêche de tourner en rond sur moi-même, de ronronner, qui veut ce que je veux, aime l’homme ou la femme que j’aime, a la vie que je n’ai pas, occupe ma place, lui qui n’est pas moi, on me commande de l’aimer ! C’est pour cette raison qu’il existe les codes de conduite en matière de relation à l’autre et le judaïsme est connu pour ses mitsvoth, ses commandements, qui donnent un cadre à l’éthique. Il n’exclut pas la spontanéité et la fantaisie mais on apprend un art avec des instructions, en s’inspirant des Anciens, en copiant les œuvres – tel un artiste à qui on apprend à manier les pinceaux ; il acquiert les usages et la tradition avant de se lancer dans sa propre inspiration, la verve de l’instant, la passion du moment. Il est vrai que certains grands esprits comme Albert Einstein n’ont pas terminé leurs études formelles, mais ils ont été des autodidactes et ce qu’ils n’ont pas appris sur les bancs de l’école, ils l’ont acquis par eux-mêmes. Les artistes se mettent et se remettent à l’ouvrage pour façonner une œuvre d’art. Les esquisses, les tentatives sont nombreuses, ainsi que nous dit le midrash : Dieu a créé plusieurs mondes avant de parvenir à celui-ci. Les lois sont la trame de la vie, même si parfois il faut savoir s’en défaire – parfois seulement. Le génie de Picasso a été de sortir de la perspective classique, celui du rock d’échapper au classicisme en musique, de la mode d’associer de nouvelles formes et couleurs, de marcher sur des chemins audacieux. Mais l’audace vient de l’apprentissage. L’adolescence ne vient qu’après l’enfance ; on apprend à un enfant à dire « merci » et « s’il vous plaît » et c’est après qu’il mesure la gratitude. Et si le cœur n’est pas à fleur de peau derrière ces mots, l’enfant n’apprend pas la reconnaissance réelle, le merci est un simple mouvement des lèvres, singé du monde adulte engoncé dans des conventions, apprêté comme le col d’une chemise qui vous oblige à tenir le cou trop droit et qui vous empêche d’aller au gré de vos vouloirs, de suivre la brise des passions. Si le merci est pensé, sincère, il est la libération du cœur, la réalisation que tout n’est pas dû, que le don est effort.
Dès lors que la politesse reste superficielle, elle peut apparaître comme une illusion et quelqu’un de très raffiné peut-être pervers ; la politesse n’est alors que le vernis trompeur d’une éducation tronquée, composée de formules toutes faites, sur-faites, récitées de manière conventionnelle. Les lèvres sont détachées du cœur, et les mots n’en sont que plus retords parce qu’ils semblent sourire alors que le cœur est indifférent parfois même cruel. Telle est la politesse dénoncée par Jean-Jacques Rousseau dans son « Discours sur les Sciences et les Arts » : »Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle. […] On ne vantera pas son propre mérite, mais on rabaissera celui d’autrui. On n’outragera point grossièrement son ennemi, mais on le calomniera avec adresse ». Cette politesse là, n’engage que l’apparence, elle est une grimace. On sait que de grands dictateurs étaient des gentlemen, que les pires ordres ont été affublés de formules de politesse, que les déesses de la beauté étaient souvent impitoyables, que certaines civilisations qui ont produit des merveilles d’élaboration d’une extrême finesse artistique, ont en même temps nié l’humanité de l’être. « Les gens les plus civils ne sont pas toujours les plus civilisés » écrivait Henri Bergson (La politesse). Alors faut-il préférer l’impoli honnête au poli hypocrite ? Existe-t-il une vraie politesse, politesse du vrai ou plutôt du cœur, celle qui salut l’autre dans son humanité et ne le foule pas aux pieds ? Pouvons-nous affirmer avec Bergson : « qu’il y aura toujours entre cette politesse raffinée et l’hypocrisie obséquieuse la même distance qu’entre le désir de servir les gens et l’art de se servir d’eux » ? C’est à dire une distance infranchissable, celle de la vie, de l’humain, de l’éthique ?
La tradition juive nous enseigne que la véritable politesse n’est pas de l’ordre de l’artifice mais bien plutôt de l’art, pas de l’ordre de l’illusion mais du réel. Vous vous souvenez de l’histoire qui se passe dans le fameux village de Helm où deux habitants débattent passionnément de cette question existentielle : « Comment les humains grandissent : des pieds vers la tête ou de la tête vers les pieds » ? « Regarde, dit l’un; si tu observes un peloton de soldats, leurs pieds arrivent tous au sol, les têtes arrivent à des niveaux différents, ce qui est la preuve que les gens grandissent des pieds vers la tête ! « Mais non ! Répond l’autre avec véhémence, observe une fanfare de musique, les pantalons des uns arrivent à leur cheville, d’autres à leur genou, ce qui prouve que les hommes grandissent de la tête vers les pieds ! » Ne trouvant pas de compromis à leur dispute, ils allèrent consulter le rabbin qui les écouta attentivement… « des pieds vers la tête, de la tête vers les pieds », grommela-t-il, pensif. Après mure réflexion, il leur dit solennellement : « Hevré, mes amis, les gens ne grandissent ni des pieds vers la tête, ni de la tête vers les pieds … ils grandissent de l’intérieur vers l’extérieur ! ». Grandir de l’intérieur vers l’extérieur, c’est apprendre à tendre la main à l’autre, lui ouvrir son cœur, passer du « je » au « tu » comme le dirait Martin Buber. Cela signifie aussi que ce que nous montrons à l’extérieur nous devons le ressentir à l’intérieur : ‘tokho kevakho’ nous dit le talmud « soyez à l’intérieur comme à l’extérieur ». La vraie politesse ne peut être hypocrite, si les mots que nous prononçons, les gestes que nous accomplissons, sont ressentis au plus profond de nous-mêmes. Si je suis courtois avec mon prochain, ce n’est pas parce que j’ai envie de l’être, que ça me chante mais parce que la loi chante mon devoir de le faire avec cœur. La loi m’intime de louer son existence. Ainsi le dit Immanuel Kant : « Par le fait que les hommes jouent ces rôles, les vertus dont, pendant longtemps, ils ne prennent que l’apparence concertée, s’éveillent peu à peu et passent dans leur manière ». L’apprentissage de la politesse apparaît ainsi le chemin obligé vers l’éthique et la pratique du savoir-vivre est une expression de la bien-veillance, de veiller au bien de mon prochain. Ménager la sensibilité de l’autre avec ce que Berson appelle « la politesse du cœur » n’a rien de surfait ou de mécanique, de mondain ou de conventionnel mais procède bien de l’injonction « veahavta lereékha kamokha, tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Si j’ai le choix d’être poli ou grossier, cavalier ou prévenant, et que je décide de saluer autrui dans son humanité, mon salut devient un choix moral, expression de l’infini respect de l’étincelle divine qu’il porte en lui.
On comprend mieux que la tradition juive ait considéré la politesse comme au centre de la philosophie du quotidien, à tel point que le midrash avance cette petite phrase inouie : derekh erets kadema laTorah, le derekh erets précède la Torah (Vayikra Rabbah 9:3) -« derekh erets », c’est ainsi que les sages ont nommé un concept qui réunit la politesse, l’amabilité, le bon sens, la prévoyance, la courtoisie, la déférence, la bienveillance – en un mot tout ce qui enveloppe le rapport à l’autre d’une caresse attentionnée, tout ce qui atténue la rugosité des « je » qui se frottent et se blessent, tout ce qui crée l’harmonie plutôt que de générer le conflit. « Derekh erets », une expression étrange et poétique, la voie, v.o.i.e., le chemin de la terre – comme si la terre avait une manière de tourner qu’il nous faudrait respecter, que dans la faune sauvage de la nature, il fallait suivre un sentier précis. La vie est-elle comme un désert de broussailles dans lequel il faudrait se frayer un chemin au milieu de ces grandes herbes folles que sont le mépris, la jalousie, l’impudence, les injures ? Le Talmud y consacre deux petits traités Derekh Erets Rabbah et Derekh Erets Zuta, comme deux pieds qui permettent d’avancer sur ce derekh, cette voie de erets, la terre. Il y est question de soi, de l’autre et de la société.
La politesse commence par l’attention à soi, à son allure, à ses vêtements, à son occupation. Notre apparence doit être soignée sans devenir notre seule raison d’être mais le Talmud nous indique que le prêtre doit « pashat eth begadav » retirer ses vêtements et en revêtir d’autres lorsqu’il transporte les cendres des sacrifices hors du camp (Lév. 6 ) ; en l’imitant, nous aussi devons changer de vêtements lorsque nous changeons de tâche. A fortiori le shabbath (Sanh 84 et Shab 113), le renouveau est recommandé pour louer la création, honorer le jour et le sanctifier. Le vêtement qui est mentionné depuis Adam et Eve, exprime une image de soi. Il peut dissimuler ou révéler comme l’indique en hébreu le mot vêtement- bégued qui signifie aussi tromper. Il est cette fine transition entre la peau et le monde extérieur -un tissus raffiné- un lin de politesse. Il est l’expression du kavod, du respect, de l’honneur que je m’accorde à moi-même et de l’honneur que j’accorde à l’autre ; ce que je donne à voir de moi-même lorsque l’autre porte son regard sur moi. Keshot atsmekha veahar kakh keshot aherim celui qui s’orne lui-même finit par orner les autres (Sanh. 19a). L’attention à soi dans la manière dont nous nous occupons de nous-mêmes, ce que nous mangeons, ce que nous buvons, et la façon dont nous menons notre vie sont à la fois une expression de notre caractère et ont une influence sur celui-ci. C’est en prenant soin de moi, de mon visage que je me sens mieux, capable de sourire et d’accueillir le visage de l’autre. Avec un très joli jeu de mot consonantique le traité Erouvin(65) nous déclare : « bishelosha devarim adam nikar, bekosso, bekisso ouvekaaso, veaherim omerin gam besahko ». Un être se fait connaître par trois choses : bekosso, par sa coupe, c’est à dire ce qu’il boit, bekisso par sa poche, son argent, la manière dont il le gagne et le dépense ouvekhaasso et sa colère, s’il se met aisément en colère et pour quelle raison, certains disent aussi besahko, par son rire ! La juste mesure en matière de consommation, avoir un métier et pouvoir subvenir à ses besoins, savoir se mettre en colère avec justesse et justice, tel est le shevil hazahav le chemin d’or -derekh erets, chemin de terre préconisé par les sages. « Rabban Gamliel haya omer yafé talmud-torah im dererh erets » : Rabban Gamliel disait dans les Pirkei Avoth (2 :2) L’étude de la Torah est belle accompagnée de derekh erets …vekol hatatorah sheein ima melakha sofa betela et toute étude de la Torah qui n’est pas accompagnée d’une occupation est vouée à l’échec ». Derekh erets est ici compris comme étant Itaskeouth letsorekh haparnassa, un travail pour gagner sa vie. L’occupation est considérée comme essentielle et c’est à nous dans un contexte économique difficile de considérer le fait d’obtenir un travail pour soi et pour les autres comme une obligation première. « yaguia kapékha ki tokhel oui le produit de ton travail, tu le mangeras, ashéra vetov lakh, tu seras heureux et le bien sera ton partage (Ps 128 :2). Le travail est source de matérialité et de spiritualité, et doit contribuer à la construction de soi. La confiance en soi fait partie également du derekh erets, car comment saluer l’autre, si je ne fais aucun cas de moi-même. Le rabbi Tsadok hakohen de Lublin le disait de manière puissante (Seder Tsidkat hatsadik 154) : « De même qu’une personne doit croire en Hashem, elle doit aussi croire en elle-même », Hashem, le Nom par excellence, en d’autres termes, il est impossible d’imaginer un idéal si l’on a pas d’idéal pour soi-même ! Le Méiri le dit autrement (Pirke Avoth 5 :1) « L’humilité ne doit pas atteindre un niveau si bas qu’elle empêche une personne de se préoccuper d’elle-même lorsqu’elle se comporte avec bassesse et avec une personnalité répulsive ». Croire dans nos kohoth hanefesh, les forces de notre âme ou de ce qui fait l’essence de notre être, nos capacités et notre possibilité de grandir de l’intérieur vers l’extérieur est la première nécessité, le premier pas vers le derekh érets.
Commencer par soi mais ne pas s’y arrêter est la prochaine étape sur ce chemin de bienveillance. Les lois sont si nombreuses dans le domaine de la relation à l’autre qu’il en faut choisir des exemples significatifs. Prenons-en trois. La prévenance – imaginer les désirs, les attentes de l’autre avant même qu’elles ne soient exprimées – c’est à dire : réduire son moi face à l’autre, lui laisser la place d’exister, de respirer. Y compris dans un lieu qui vous appartient. « Personne ne doit entrer dans une maison sans prévenir, nous dit-on, même dans sa propre maison ! Comment le sait-on interroge le midrash ? Car hakosh baroukh hou le Saint Béni soit-Il est resté à la porte du Gan Eden et a appelé Adam en disant: » Où es- tu ? (Gen.3 :9) » Quelle extrême délicatesse s’exprime ici ! Dieu qui voit tout et a tout créé, imite un enfant qui se cache les yeux derrière ses mains pour faire semblant de ne pas voir et laisser à l’autre la possibilité de se cacher. N’est-ce pas la plus grande liberté de pouvoir se cacher au regard d’autrui, de passer inaperçu, de maintenir fermer le voile des peut-êtres ? Nous sommes bien loin des caméras cachées, de la télé-réalité qui s’invite dans les sphères les plus intimes de notre vie, les coins les plus retranchés de notre existence, où l’objectif jette une lumière blafarde et aveuglante sur des corps qui sont plus des choses se mouvant sous le regard voyeur du spectateur, effaçant ainsi toute frontière entre le privé et le public, ne laissant aucune place à la pudeur et à la modestie. Tout est dit, vu, su – la poésie est morte et bien enterrée sous le microscope des sentiments, la discrétion est balayée sous la dictature de l’audimat !
L’attention à l’autre passe aussi par le langage : dans le traité Pessahim (3a), il est dit: « lo yotsi adam davar megouné mipiv » aucune parole indécente ou vulgaire ne doit sortir de la bouche. Lashon nekia, la propreté du langage, le maintien de sa poésie, est aussi une manière d’exprimer le respect pour les mots, ceux qui les prononcent, ceux à qui il s’adresse. Et là encore le contenant doit être à la mesure du contenu. Même si la vérité doit nous guider dans nos échanges, elle n’est pas toujours un gage de gentillesse. Une parole vraie peut-être cruelle et sans intérêt, une louange qui n’engage pas l’ordre moral peut être bienfaisante. Féliciter quelqu’un sur un nouvel achat est recommandé par le Talmud et voici ce qu’en dit si joliment Bergson : « Une louange méritée, une parole aimable, pourra produire sur ces âmes l’effet d’un rayon de soleil tombant tout à coup sur une campagne désolée (..) elle transformera parfois en fruits les fleurs qui se seraient sans cela séchées (..) une harmonie délicieuse le pénètre, parce qu’un mot glissé à son oreille, s’insinuant dans l’âme et la fouillant jusque dans ses plus secrets replis, est venu toucher cette fibre cachée qui ne peut résonner sans que les toutes puissances de l’être s’ébranlent avec elles et vibrent à l’unisson ? » (La politesse, pp.26-27).
Et plus important encore que le langage, ce que la langue hébraïque si sage désigne du même mot davar : les actes : tout être humain mérite notre attention, quel que soit son origine, sa situation, quelle que soit la hiérarchie que la société impose, et l’exemple talmudique l’illustre à merveille : s’il n’ y a qu’un seul matelas dans une maison, le maître doit le donner à son serviteur, et dormir par terre et ainsi lorsque l’on entrera chez lui on ne saura qui est le maître et qui est le serviteur.
Ces trois exemples, celui qui prévient avant de rentrer chez lui, celui qui prononce une louange un peu forcée comme une caresse sur le visage de son prochain ou du maître qui sert son serviteur, sont trois exemples d’écoute infinie de l’autre honoré autant que soi dans ses désirs et ses aspirations, en lui laissant la place d’honneur à la table divine de notre vie.
Au-dela de l’autre singulier, se trouvent les autres, le groupe, la communauté et la société. Le derekh erets s’étend à l’au-delà de l’autre, du « tu » pour inclure le « vous », le « nous ». En cela la politesse est garante d’un certain ordre social. Bergson écrit encore « A la grâce elle joindrait la force, le jour où se communiquant de proche en proche, elle substituerait partout la discussion à la dispute, amortirait le choc des opinions contraires, et amènerait les citoyens à mieux se connaître et à mieux s’aimer les uns les autres ». (p.31). L’écoute de l’autre, c’est aussi l’écoute des autres, l’attention aux coutumes dans un ordre moral. « Lo yishné adam min minhag haberioth » on ne doit pas changer la coutume d’un lieu car Moïse est monté sur la montagne et il n’a pas mangé de pain et les Anges du Service sont descendus sur terre, pour rendre visite à Abraham et ont mangé du pain (Bemidbar Rabba 6). Et de plus, on ne doit pas rire parmi ceux qui pleurent et pleurer parmi ceux qui rient ». Quelle place a l’individu dans un groupe, pour qu’il se sente respecté et que le groupe puisse aussi fonctionner ? La politesse dererk erets nous dit que l’attention aux autres, c’est encore faire taire un peu son moi pour entendre une habitude, une volonté d’un groupe. Moïse et les Anges ont changé leurs habitudes parce qu’ils se trouvaient dans un autre lieu. Dans d’autres lieux, on pense autrement, il s’agit d’accueillir cette différence sans la condamner systématiquement mais de la penser, de la vivre avant de la juger.
Et puis si la terre est mentionnée dans l’expression derekh erets, c’est aussi parce que la prévoyance, c’est la conscience du monde qui nous entoure, ce que le Maharal de Prague (1525-1609 ) appelle hanaga tivith, un comportement en harmonie avec le monde naturel. Prenons l’exemple d’Israël Salanter, rabbin hassidique qui observe un de ses disciples se laver méticuleusement les mains, ce qui est commandé par la loi. Le maître pourtant le réprimande. Pour quelle raison ? Tout en accomplissant une mitswa, il utilise une grande quantité d’eau portée du puits par une servante. Non seulement il ne respecte pas le travail de la servante mais il ne pense pas à préserver les réserves naturelles du monde. Derekh erets est donc compris par le maître hassidique comme le respect de soi, de l’autre et du monde. Ainsi l’accomplissement de mitsvoth doit être accompagné de dererk erets, de prévoyance et de bon sens. La capacité d’imaginer la conséquence de nos paroles et de nos actes, voir au-delà de l’instant pour construire un avenir meilleur.
Nous avons amorcé notre voyage sur ce chemin terreux, derekh erets. Souvenons-nous que pour empêcher Adam et Eve de revenir dans le jardin d’Eden, des chérubins étaient postés avec une épée flamboyante lishmor derekh eths hahayim, pour garder derekh le chemin de l’arbre de la vie. Le chemin disent les rabbins, il s’agit de derekh erets qui précède l’arbre de vie – l’arbre de vie c’est la Torah (Mishlei 3 :17). La vie est ainsi préservée par la prévoyance, le bon sens, la bienveillance. Dans ce petit bout de chemin parcouru, en ce soir de Rosh hashana, il nous est apparu évident que la vie sans derekh erets devient impraticable. La politesse n’est pas une option, elle est une nécessité éthique, une philosophie du quotidien, une expression de l’art d’aimer. « Après vous » disait Emmanuel Lévinas, cette formule de politesse devrait être la plus belle définition de notre civilisation. ». En cette veille du nouvel an, sachons nous engager délicatement, sur la pointe des pieds sur ce chemin terreux, ce chemin de vie, en esquissant la plus gracieuse des révérences.
Rabbin Pauline Bebe