Un des paradoxes de la vie moderne est la multiplication des outils de communication, la rapidité de l’information, la création de réseaux sociaux de toutes sortes, et par contraste la solitude accrue des individus, la difficulté de se faire des amis, de tisser des liens solides et durables qui résistent aux aléas du temps et de l’expérience. Tout se passe comme si les communautés virtuelles avaient remplacé les communautés réelles ; on annonce fièrement le nombre de ses contacts et des réseaux sociaux dont nous faisons partie, on tait nos appartenances à des communautés physiques, devenues symboles d’étroitesse et de repli, d’obscurantisme et d’exclusion. Les téléphones « intelligents » sont posés près, tout près, esclaves de nos doigts, nos yeux rivés sur leurs petits écrans, quitte à en oublier le visage qui nous fait face, l’environnement qui nous entoure. Vous les avez vu ces couples attablés au restaurant qui s’ignorent, car l’urgence du petit écran les fascine, ses enfants qui plongent dans le monde virtuel du jeu lors d’une rencontre familiale, et qui ne peuvent venir à table parce qu’ils viennent d’obtenir une deuxième vie… au fait vibrent-ils ces portables dans vos poches ? Alors faut-il dire adieu à nos communautés physiques, réelles pour les remplacer définitivement par ces communautés virtuelles, qui ont l’avantage de ne ne pas avoir d’heure et de diminuer les déplacements en effaçant les distances, de faciliter le gain de temps, de rendre le lointain proche ? Faut-il préférer la solitude de l’écran à la vie communautaire ? Dans une société où l’individu est prince, où tout est pensé pour le bien-être de chacun, la communauté de personnes a-t-elle encore sa place ou doit-elle se dissoudre dans un lien de l’individu à l’humanité tout entière ? Dans une époque du triomphe de l’individu, est-il bon d’être seul ? Dans un temps où l’idée de communauté est vilipendée, faut-il la défendre ?
« Multitude, solitude deux termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée […] écrit Baudelaire dans « les Foules », « le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion ». Le poète décrit avec force ce contraste entre l’un et le tout, une communion avec la foule qui lui permet de s’ouvrir au gré des rencontres au destin des uns et des autres et de leur emboîter le pas un instant par l’ingéniosité de son imagination. Mais il s’agit bien de peupler sa solitude et non de disparaître dans la multitude. L’artiste aime la solitude, car elle est source d’inspiration et de création. C’est dans les temps de solitude que nous réfléchissons, que nous méditons, que nous pouvons nous retrouver et progresser, s’arrêter un moment le long du chemin de notre vie – comme nous le faisons pendant ces fêtes de Tishri. On connaît « Les rêveries du promeneur solitaire » qui commencent ainsi « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même ». La contemplation de la nature permet à Jean-Jacques Rousseau d’écrire sa philosophie de la vie. La création exige souvent un silence des profondeurs pour que la source d’inspiration puisse jaillir. C’est ainsi que la Torah a été donnée dans le désert, loin des bruits de la civilisation, dans un lieu qui n’appartient à personne, sur le Mont Sinaï suspendu dans l’éternité. L’Éternel est apparu dans un buisson, l’arbre le plus humble du désert. C’est dans la solitude que nous tentons de nous connaître nous-mêmes, que nous prenons conscience de notre unicité, haadam nivra yehidi (M. Sanh 4 :5), l’être humain a été créé unique, « im ein ani li mi li si je ne suis pas pour moi qui suis-je ? (Avoth I,14) » dit Hillel. Le « je » est le point de départ de notre humanité. Le nourrisson découvre son corps et ses fonctionnalités puis le petit enfant forge son caractère, l’adolescent teste ses limites et l’adulte cherche à se comprendre. L’isolement est nécessaire pour l’analyse, l’observation, la séparation d’éléments et la compréhension du monde tant pour le biologiste que pour le philosophe. La première question à laquelle nous devons répondre est qui « suis-je ? ». La réflexion est une flexion sur soi, le retour d’une pensée sur elle-même, une arabesque dans laquelle l’âme se contemple. Le mot hébraïque levad qui signifie seul, provient du mot bad, une branche, un rameau, une étoffe, partie d’un tout. Ainsi l’analyse d’une partie mène à la compréhension du tout. L’individu est boded, solitaire, de cette solitude métaphysique qui l’isole tout en l’éclairant face à l’autre et au Tout-Autre, Dieu. Nous devons avoir conscience de nous-mêmes, pour entamer un processus d’analyse. Cette solitude-là est nécessaire et salutaire.
Cependant, nous dit Martin Buber, « Dans la mesure où l’être humain est solitaire, il lui est difficile de trouver la voie qui le conduit à l’humanité ». En effet le « Je » sujet n’a de sens que si en face de lui, une fois qu’il détourne le regard de lui-même ou du miroir dans lequel il se contemple, il se heurte à un autre visage, le « Tu » dans un dialogue de reconnaissance. La société moderne qui cherche l’autosatisfaction à outrance, loue le « un » dans une idolâtrie du « moi, je ». Je cherche à me faire plaisir et si parfois je pense à l’autre -dans mes heures perdues- je ne fais que calquer sur lui mes propres désirs, en imaginant paresseusement qu’il veut exactement la même chose que moi. Dans une course effrénée des « mois », le « je » dois impérativement et violemment gagner et il ferme alors les yeux sur les corps blessés, les âmes en errance abandonnées sur le bas-côté de la route, gages de sa victoire ! Mais regarder l’autre est autre chose que de le vaincre, c’est peut-être le considérer comme un randonneur de la vie, compagnon de route qui chemine à mes côtés. Si le « je » reste seul, sa solitude devient emmurement. « Lo tov eyoth ha adam levado, il n’est pas bon que l’être humain soit seul (Gen. II, 18) » nous dit la Genèse comme pour nous le rappeler. Ish, l’être humain signifie l’être avec. Une fois que le sujet s’est trouvé, s’il ne tend pas la main vers l’autre, il perd son humanité. Le « je » n’a de sens que si le « tu » le suis…Celui qui est en face de moi, à qui je parle et qui m’écoute que j’écoute et qui me parle, celui-là me fait entrer dans la dimension de l’éthique. C’est vrai, il me dérange, m’exaspère parfois, parce qu’il ne pense pas comme moi- par son altérité radicale et irréductible, mais il me sauve de la mort, du silence du « je » qui finit par peser. Dans ce dialogue créé entre deux visages, le mot est comme une balle qui rebondit, s’échange et se transforme grandit, riche de deux expériences, de deux passés, de deux lumières. De la confrontation vient aussi la création. Annette Vaillant-Natanson le dit avec poésie sur ces géants de la peinture : « Visages de l’amitié : Bonnard, Vuillard, Roussel, Baloton ..Leurs noms s’enchaînent tout naturellement et ils se tiennent par leurs épaules sur les photos pâlies de leur jeunesse ». Mais est-ce que le « je » et le « tu » suffisent ? Certains pensent qu’à deux, on appréhende le monde. Deux êtres peuvent s’aimer d’un amour fou et exclusif, refermant les pans de leur dais nuptial, s’isolant du monde, niant à deux le reste de l’humanité. Ils entrelacent une solitude à deux. L’humanité de l’un s’épuise dans son amour pour l’autre, reflet de mon âme, son alter ego. L’amour seul ne peut nous gouverner, explique Emmanuel Lévinas : « L’amour, c’est le moi satisfait par le toi, saisissant en autrui la justification de son être. … La société de l’amour est une société à deux, sociétés de solitudes, réfractaire à l’universalité. … Tout amour à moins de devenir jugement et justice- est l’amour d’un couple. La société close, c’est le couple ». (Entre nous, le moi et la totalité, p31). Car au-delà du « je » et du « tu », au-delà de l’amour à deux, se trouve le « nous ».
Pourquoi le « nous » est-il nécessaire ? Tout d’abord parce qu’il est une limite posée au « je », à l’individu, une invitation au dépassement de soi. Pour que le « nous », communauté d’idées, de pensées, d’origines, de racines, de projets, pour que le nous puisse être entendu, il faut que les « je » parlent moins fort, baissent le ton, sinon on assiste à une cacophonie. À qui veut parler le plus fort et imposer une pensée despotique et totalitaire ! Alors le « je » doit se rétrécir. Je dois négocier avec moi-même et comprendre que le bien commun nécessite que mon ego se taise un peu ; je dois apprendre le partage comme deux enfants qui se disputent le même jouet au même moment. Une fois que le « je » cède un peu de place, le « nous » peut s’y installer. On raconte que le Rabbi Melekh de Lizensk visitait une petite ville. Lorsqu’il quitta le lieu, une foule suivait en chantant derrière son attelage. Il demanda à son cocher : où vont tous ces gens ? Le cocher lui répondit : mais Rabbi, ils vous suivent ! Ils veulent gagner du mérite au Ciel en honorant votre sagesse ». Alors le Rabbi oublia son « je », sauta en dehors de la voiture et rejoignit la foule, chantant et marchant derrière l’attelage. : « s’ils veulent gagner du mérite au ciel, pensa-t-il, pourquoi ne les rejoindrais-je pas ? ». Le principe communautaire, défendu par notre tradition est celui de la mise entre parenthèses de l’égoïsme, l’évitement de la tyrannie du moi dans un dépassement de soi, ajouter un bémol qui permet de composer une symphonie d’âmes, célébrant les mêmes temps, évoquant une mémoire, une histoire, solidaires d’une cause commune riche de symboles millénaires. Elle n’est pas une dictature de la pensée, mais un consensus, elle permet la confrontation d’idées, l’enrichissement, la créativité dans le développement d’un héritage qui lui- même apporte sa pierre à l’humanité tout entière. Le « nous » est apparu dans la Torah avec la création de l’être humain pour lequel il est dit « nassé hadam bestalménou » (Gen. I,26) faisons l’être humain à notre image ». Qui est ce « nous ? » s’interrogent les rabbins. Se peut-il que le Dieu unique et créateur n’ait pas été seul ? S’il ne s’agit pas d’un nous de majesté, quelle est l’idée radicale qui peut justifier une temporisation même minimale du monothéisme au moment de la création ? Le midrash (Gen. R. 8) nous répond toujours de manière audacieuse : Le saint béni soit-Il a consulté l’âme des justes, ou bien sa familia shel lemaala dit Rashi, sa famille d’en haut. Comment se peut-il que la Toute-Puissance de Dieu soit remise en cause ? Dieu a-til besoin de conseils, de coaching ? La réponse extraordinaire d’innovation est positive ! La création de adam est le résultat d’un consensus, l’aboutissement d’une discussion : L’être humain, faut-il le créer ou non ? se demande Dieu et les avis sont partagés. Le processus est saisissant. Le midrash nous démontre qu’il vaut mieux abandonner un peu de sa Toute-Puissance pour gagner en sagesse. L’idéal n’est pas de tout pouvoir, de tout savoir, mais d’organiser un processus démocratique de décision. Même le Saint béni soit il a consulté avant de parvenir à une résolution. Et si Dieu a besoin des autres, alors combien plus en avons-nous besoin ? Et de même que Dieu a consulté avant de créer, nous devons, nous aussi, créer et travailler ensemble, dans la discussion et dans l’interprétation. Le partenariat est un idéal divin, contrepoint à la solitude. La difficulté de trouver un consensus dans une communauté d’âmes est un défi à la hauteur de notre humanité. De plus, c’est l’association de talents, de compétences, de sagesse de chaque membre d’une communauté qui assure son développement, son succès, sa créativité. Les équipes de chercheurs parviennent à faire avancer la science, la solidarité permet de faire progresser la société. Si le groupe est bénéfique pour l’avancée de la sagesse humaine, pourquoi ne le serait-il pas pour les idées, les philosophies de vie et les convictions spirituelles ?
Alors, pourquoi le mot « communauté » est-il terni ? Ne vient-il pas de l’adjectif « commun » qui souligne qu’au-delà de l’individu se trouve l’intérêt, le bien commun ? Si le mot effraie, c ‘est sans doute parce qu’il est devenu synonyme de repli et d’étroitesse, parce qu’il fait référence à une ghettoïsation ou un extrémisme, parce que certaines communautés sont les terrains fertiles au fondamentalisme qui nie la liberté individuelle et impose une dictature de la pensée au nom d’un dogme, politique ou religieux, et parce que l’humanité peut disparaître dans la communauté qui ne lui laisse plus la place d’exister. En effet combien de ces communautés qu’elles soient d’ailleurs dirigées par des rabbins, des imams, des prêtres ou des laïcs deviennent le jouet de l’égoïsme de leurs dirigeants qui au lieu d’élever chacun de ses membres au statut de prince, les rendent esclaves de leurs propres désirs et folies mégalomanes. Ces groupes là manipulés par un ou plusieurs individus instillent par des paroles trompeuses promettant des avenirs meilleurs, un sens de supériorité excluant les autres, condamnés à rejoindre ce groupe ou à disparaître. Alors par peur légitime de ces dérives dangereuses, de cette violence identitaire, on préfère se proclamer « citoyen du monde » et l’on fuit toute forme de rassemblement communautaire. Existe-t-il un juste milieu ? Doit-on rayer de notre vocabulaire et de notre vie toute forme de réunion humaine parce que par nature exclusive et dictatoriale et ne penser qu’en terme d’individu et de totalité ? La dérive communautaire est-elle la justification de la mort de la communauté, de la kehila ? Faut-il oublier notre spécificité et remplacer la communauté par l’humanité pour s’assurer du maintien d’une éthique universelle ? Existe-t-il une alternative entre une communauté totalitaire et la disparition du lien à l’autre dans une fusion et une dissolution avec la multitude, la foule, l’infini des autres ? Est-ce que faire tomber les murs du ghetto signifie perdre définitivement notre identité spécifique, et pour nous notre identité juive ?
Il est facile de se nourrir de bonnes paroles et d’aimer l’humanité, plus difficile d’aimer son prochain dans une plus petite communauté à taille humaine. Celui-là, mon lointain humain, je ne suis pas obligé de le supporter au quotidien. Celui-ci mon prochain, mon voisin, je le côtoie et tous les jours, il me rappelle mon devoir éthique si difficile de l’aimer comme moi-même. Le visage de l’humanité est facilement aimable de loin parce qu’il est flou, les traits de mon voisin en revanche s’imposent et se rappellent à moi comme un empêcheur de tourner en rond, un cri de désespérance. Je peux éteindre la fenêtre ouverte sur le monde d’Internet quand je le désire, il m’est plus difficile de m’extraire des cris d’injustice intempestifs de mon voisin de pallier. « Al tifrosh min hatsibour, ne te sépare pas de la communauté » (Avoth II,5) dit Hillel, que voulait-il dire par là ? S’agissait-il d’une communauté exclusive et repliée sur elle-même qui méprise l’étranger, celui qui est différent du groupe ? Sans doute pas puisque la Torah nous dit : « N’opprime pas l’étranger toi qui a été étranger en Egypte ? » (Ex. 23 :9). S’agissait-il d’une communauté qui ne considère pas celui qui n’en fait pas partie comme méritant d’être traité dignement ? Sûrement pas puisque la Genèse nous dit que l’être humain, tout être humain a été créé à l’image de Dieu. Alors de quelle communauté s’agit-il ?
Sans doute d’une communauté qui ne nie pas la singularité de chaque être même si elle définit ce qui leur est commun. « La totalité où se situe un être pensant, écrit Lévinas, n’est pas une addition pure et simple d’êtres, mais l’addition d’êtres qui ne font pas nombre les uns avec les autres »(Entre nous, p.26) […] les liens avec les parties ne se constituent que par la liberté des parties, il s’agit « une société des êtres qui parlent et se font face ». L’histoire ne nous a pas épargnés et nous avons payé un lourd tribut aux idées totalitaires et exclusives. Pourtant forts de nos incertitudes, portés par notre espérance, notre spécificité se trouve couchée sur un parchemin millénaire dont les lettres se lisent et s’écrivent à chaque génération, un héritage accessible à tous. Hen am levadad yishkon, voici un peuple qui réside seul (Nbs 23 :9) disait le prophète des nations Bilam en regardant le peuple juif. La solitude de tout être est irréductible et pourtant elle s’apaise auprès du « nous » qui lui donne sens. C’est la solitude de la différence dont nous devons être fiers, mais pas orgueilleux et prêts à la partager avec quiconque désire s’en approcher. Notre communauté se doit d’être forte de sa différence, mais ouverte sur l’extérieure, une communauté dans laquelle chaque individu est salué, conscient de sa place particulière et universelle, telle une mosaïque où chaque pierre a sa place et se joint à une autre, une communauté où chaque âme brille de son éclat individuel et scintille dans la Voie lactée de l’humanité.
Rabbin Pauline Bebe