Parler de la beauté dans un monde de souffrance peut paraître incongru, déplacé, presque scandaleux. En effet, si le monde nous parle de beauté, de sa recherche effrénée comme d’un but ultime, il la pose comme une forme de superficialité, un verni aisé à acquérir, facile à utiliser, ravivant la jeunesse, effaçant le passage du temps, nous étourdissant pour amadouer ses ennemis, la vieillesse, la laideur, la mort et l’oubli. Pour exister, il faut se faire remarquer, et la beauté physique est remarquable. Ainsi dans la tradition juive, on a souvent opposé la recherche de l’esthétique à celle de l’éthique, les valeurs de l’hellénisme à celles de la Torah, en citant par exemple les Proverbes (31 : 30) Shéker hahen, vehével hayofi, Mensonge que la grâce, vanité que la beauté ! ». Mais faut-il pour autant rejeter dans le monde du paraître tout ce qui relève du beau, faut-il fermer les yeux sur les merveilles du monde pour ne voir que l’essence des êtres et non plus leur paraître, leur peau. Si Adam et Eve ont les yeux dessillés, s’ils sont réduits à porter des vêtements de peau, bigdei ‘or, leur être n’est-il pas aussi – par un jeu de mots- caché dans des bigdei or, vêtements de lumière ? Le paraître n’est-il pas l’être-paraissant, l’essence pointant son nez à travers un voile de pudeur ? La beauté n’est-elle que trompeuse, manipulatrice, objet de culte ou de domination, de violence ou de vengeance, de perversité ou de destruction ? Comme nous le disent les contes de fées qui ont bercé notre enfance, le désir de plaire n’est-il pas ancré au plus profond de notre humanité ? « Miroir, miroir en bois d’ébène, dis-moi, dis-moi que je suis la plus belle ? ». Ne cherchons nous pas à être rassurés par notre reflet, convaincus d’exister ? Le miroir nous dit-il une vérité que nous cherchons à percevoir, ou bien comme dans celui du Rised, (désir à l’envers) de la fameuse école des sorciers de Poudlard, nous permet-il de voir nos souhaits les plus profonds quelque part entre le tain et le verre ? Image de soi, de l’autre ou du monde, la beauté est-elle définitivement à bannir parce qu’idolâtrée comme Aphrodite ou Vénus, source de malheur et de jalousie, ou bien est-elle évocatrice d’un ailleurs infini qui nous dépasse et nous enjoint de l’atteindre ? Devons-nous la quérir ou la fuir, est-elle l’objet d’une fascination qui nous entraine à la perte comme un Don Juan ébloui dans un tourbillon de plaisir sensuel dont il ne sait se sortir, ou bien est-elle ce qui nous porte vers le sublime et constitue la couronne de notre humanité ?
Lorsque les Proverbes nous disent que yofi la beauté est hevel est souffle ou vanité, il s’agit de cet attachement superficiel à la beauté, passagère et éphémère, une forme de beauté plastique, que d’aucun dans toutes les civilisations ont voulu mesurer et réglementer. Cette beauté répertoriée, mathématique que les Grecs recherchaient dans une forme d’harmonie, apanage de la jeunesse est alors en effet hevel souffle, amenée à dépérir, comme Abel qui ne vivait que par un souffle – un printemps passe et elle n’est plus là. Alors on essaye de maquiller les effets dévastateurs du temps, on revêt un masque de jeunesse qui lui aussi ne dure qu’un temps. « al tistakel bekankan, ne regarde pas le récipient, disait Rabbi Yehouda, ela bema shéyesh bo, mais ce qu’il contient »(M. Avoth IV :27). Le culte de l’apparence peut alors faire que l’on oublie, l’essence, le vrai et l’essentiel. Le beau devient synonyme d’hypocrisie, de mascarade. Il est une grimace car le visage émacié veut dissimuler l’âge, le faire mentir. Chaque fois que l’être et le paraître s’éloignent, l’âme court après son corps sans jamais pouvoir le rattraper. On s’éparpille au lieu de tendre vers une unité ; « tokho kevako » dit le Talmud, l’intérieur doit ressembler à l’extérieur. Chercher à être beau consisterait à trouver une harmonie entre ce que je voudrais être et ce que je suis. L’inverse d’une beauté d’apparence, l’opposé d’un genre de beauté qui peut même être cruelle si elle est dissociée du bon et du bien. « Une beauté qui ne serait pas fondée sur le bien est-elle encore belle ? »(Cinq méditations sur la beauté, p.14), questionne François Cheng. C’est ainsi que le comprend aussi la tradition juive. La vraie beauté est bonté. La beauté est bonté de l’âme, lorsque la beauté est à fleur de peau, que l’âme se profile derrière une peau translucide. Il ne s’agit pas de règles d’arts qui donnent une conformité esthétique. Il s’agit d’une implication de l’âme. Lorsque je m’écrie « c’est beau ! », je n’accole pas un adjectif, une étiquette qui ne fait que juger, je parle de ma relation à ce que je vois, que j’admire et qui me transforme par l’expérience d’élévation qu’elle me procure. Un bel instant, est ce moment où deux regards se croisent, deux âmes se rencontrent et dialoguent sans faire de bruit ; le temps est suspendu, les âmes se caressent, les peaux s’effleurent, là où l’amour prend sa source. Nous ne sommes jamais plus pareils. Qu’est-ce qu’un beau regard ? Celui qui ne regarde pas seulement, il voit, il envisage la perspective d’un ailleurs, il est tout simplement – complice de l’instant. Cette beauté-là n’est pas technique. Je mets au défi quiconque de la définir. « Il n’y a réellement ni beau style, ni beau dessin, ni belle couleur : il n’y a qu’une seule beauté, celle de la vérité qui se révèle » confiait Auguste Rodin. En effet, cette beauté n’obéit à aucune loi. Elle n’est pas mesurable, elle est dé-mesurée. Elle a la mesure de l’éternité tout en disant l’éphémère. D’où me vient qu’un beau paysage, époustouflant, me coupe le souffle. Il interrompt un quotidien banal, fait sortir mon regard d’une trajectoire tracée, sans surprise, pour me propulser dans l’inouïe, ce que je n’ai pas encore vu, ce que j’ignore. De nombreux prophètes ont dit : « Lève les yeux et vois : qui a créé tout cela ? » et Abraham Heschel le souligne avec poésie : l’écueil de l’être humain est de « ternir le merveilleux par l’indifférence ». Dire « c’est beau ! », est déjà une démarche spirituelle, l’envers de l’indifférence, la conscience du monde, que ce soit pour saluer le chant d’un oiseau au petit matin, les couleurs mordorées du soleil couchant, les vagues déferlantes d’une mer turquoise dans laquelle se reflètent les rayons du soleil. Il n’est pas étonnant que les rabbins du Talmud aient prévu une bénédiction lorsque l’on voit un beau paysage : « Béni sois-tu Eternel notre Dieu roi de l’univers, pour les merveilles de la nature ! ossé maassé bereshith, qui accomplit les œuvres de la création. Notons que le verbe est au présent, comme si la création se faisait sous nos yeux, se renouvelait à chaque instant. Elle est présente à nos yeux dans l’instant où je la contemple. Et en voyant les arbres fleurir on dit : « Béni sois-tu Eternel notre Dieu Créateur des arbres qui réjouissent les regards des enfants d’Adam et Eve ». Oui à ce moment nous sommes comme le premier couple dont les sens s’éveillent à la nature environnante, comme si c’était la première fois. Les mots nous font capturer l’instant, parce qu’il est fugitif et si je ne le dis pas, ma mémoire l’oublie aussitôt. Comme la main fragile d’un enfant que l’on rattrape furtivement, certains de devoir lui rendre sa liberté, le corps d’un amant que j’étreins, sûre de jamais ne le posséder, la beauté échappe, elle se fait la belle ! Si elle était gardée dans la vitrine d’un musée, elle s’empoussièrerait, mourrait sans doute de ne pouvoir s’échapper. C’est ainsi qu’il faut que je la re-garde, que je la vois à nouveau pour m’en imprégner quelque peu mais s’en jamais l’enfermer comme un papillon qui se pose délicatement sur le bout de mes doigts. La beauté, je la regarde chaque fois différemment, mon regard la fait vivre comme une lumière posée sur elle, elle qui était jusqu’à présent dans l’obscurité. Elle se met à vivre, parce que le souffle de mes mots la salue. La beauté est mouvement et vie.
Le beau n’est pas seulement celui de l’univers. Le Talmud nous enjoint de complimenter notre prochain lorsqu’il a acheté un nouveau chapeau ou la mariée le jour de ses noces. Le chapeau est-il toujours beau, la mariée est-elle toujours belle ? La réponse est oui et sans hypocrisie. Pourquoi ? Encore une fois parce que la beauté ne se mesure pas. Elle est au-delà de toute subjectivité. Il ne s’agit pas ici de goût, il s’agit d’humanité, de gentillesse, là où le beau geste rencontre la bonne action et la belle parole, celle qui fait du bien et éloigne la parole destructrice. L’envers du « c’est nul ! » qui réduit l’autre instantanément à la poussière, l’annihile, l’assassine par ces deux petits mots. Quant aux demi-mots, ceux qui ne disent pas mais hésitent, font croire et laissent penser, eux aussi sont assassins : les « ah tu as acheté un nouveau chapeau ? » ou « originale, ta robe de mariée…. » ! Le nouvel achat et le jour du mariage ont en commun d’être des temps de transitions, des temps où l’on a besoin d’être rassuré sur notre beauté comme un potentiel de promesse, besoin d’être aimé, besoin de l’entendre. Le compliment est alors une manière déguisée de dire « je t’aime ». L’expression de la beauté est l’envers de l’indifférence. Elle est l’expression de l’amour. Regardez ces enfants qui, complimentés se redressent, un éclat scintillant dans leurs yeux, fiers que l’on soit fier d’eux. Nous avons tous besoin de ces bons points d’amour, de ces mots doux de reconnaissance. A l’inverse, l’indifférence se décline dans une violence de passer inaperçu, de ne pas être vu du regard de l’autre, de ne plus exister parce que l’on est malaimé. « Vivre est ce qu’il y a de plus beau au monde, la plupart des gens existent, c’est tout », disait Oscar Wilde.
Le visage de mon bien-aimé, ma bien-aimée, est beau. Je le trouve et je le dis beau. Il s’épanouit sous mon regard par l’amour que je lui confie, que je lui confesse, comme une fleur japonaise qui étanche sa soif à la source de mon âme. Le visage des amoureux est toujours beau et brille de cet éclat de l’amour dans leurs yeux, lumière qui se reflète à l’infini et éclaire le monde autour d’eux. Comme les amants de Chagall, ils sont alors en suspension. La réalité ne les retient plus de sa pesanteur ; ils volent au-dessus des toits et des mois pour s’embrasser dans un « nous » de lumière. Le monde disparait autour d’eux, sombre dans des demi-teintes obscures pour ne laisser que la beauté de leur amour comme poussière d’étoiles. Les mots s’avèrent bien maladroits pour évoquer cette beauté comme le dit si bien David Foenkinos : « Elle avançait vers lui. Elle était si belle… de cette beauté à mettre des points de suspension partout ». (La délicatesse)
Cette beauté là ne vieillit pas. Elle est insensible au passage des saisons. Il n’est pas surprenant qu’un autre mot pour désigner la beauté en hébreu soit « hadar » d’une racine qui signifie « durer, résider, résister ». Lorsque que le Lévitique nous dit « vehadarta eth penei zaken » souvent traduit rapidement par « tu honoreras la personne âgée », il veut dire littéralement « tu rendras beau le visage âgé », le dévis-ager, c’est peut-être lui enlever son âge. Le Livre de la sagesse de Salomon avait dit « la sagesse n’attend pas le nombre des années ». Un visage peut exprimer la sagesse qu’il soit jeune ou vieux, les rides marquent les expériences. Le visage d’un vieux sage rayonne de son discernement comme est beau le rire d’un centenaire. Souvenons-nous de celui de Sarah qui défit l’impossible, dit oui à la vie et au miracle. Le fruit de la beauté pour notre tradition est peri ets hadar, ce cédrat à l’aspect rugueux et grumeleux, symbole de longévité et de bonheur que l’on peut cueillir toute l’année durant, nous dit le Talmud. C’est bien la notion de pérennité qui est évoquée avec ce fruit, l’éthrog qui pour les mystiques représente le cœur humain, celui qui accomplit des actes de bonté et de générosité, celui dont le parfum purificateur nous enivre. Là encore la beauté est bonté. Et puis l’olive est considérée aussi comme un beau fruit, celle dont l’huile alimente le ner tamid, cette lumière perpétuelle de la Shekhina, de la présence divine. Le prophète Jérémie (11 :16) dit zayit raanan, yefé peri toar kara Adnaï shmékha : « olivier verdoyant, remarquable par la beauté de son fruit, l’Eternel t’avait nommé ». Les sages du midrash se demandent pourquoi Israël est comparé à l’olive. Ils répondent que comme l’olive est pressée pour obtenir de l’huile, Israël malgré son histoire d’oppression et de difficulté continue d’exister en illuminant le monde et donnant le meilleur d’elle-même. La beauté est associée à la capacité de résister tout en continuant à diffuser de la lumière, à allumer une petite fiole d’huile même au milieu des ténèbres. « Je suis juif, proclamait Edmond Fleg, parce qu’en tous temps où crie une désespérance, le juif espère ». La beauté est cet espoir qui survit, qui contre tous les vents contraires se bat jusqu’au dernier souffle pour la victoire de la justice, pour la défense de la démocratie, pour le respect de la dignité humaine.
Parler de beauté dans un monde de souffrance n’est donc ni incongru ni scandaleux si la beauté est un transport, une exigence porteuse d’éthique. Ce qui est beau ne se crie pas, ne s’étale pas bruyamment. La vraie beauté est dans les points de suspension, dans la rencontre, dans l’éblouissement chuchoté. Elle me fait rêver d’un ailleurs, d’un lieu où je ne suis pas mais qui me dépasse, elle m’indique une voie à suivre, un chemin d’émerveillement. Lorsque l’on termine l’étude d’un traité talmudique, on dit hadran alakh, nous reviendrons vers toi, une manière d’affirmer que l’étude n’est jamais terminée, qu’il faut sans tarder se remettre à l’ouvrage. C’est encore cette racine hadar qui nous invite à l’apprentissage, qui nous enseigne, la résistance, ce qui dure et perdure, en un mot la beauté. La beauté nous fait un clin d’œil entre les lignes du parchemin pour nous dire sa sagesse. Alors au crépuscule de l’année qui s’achève, comme nous terminons un chapitre de notre vie et que nous en entamons immédiatement un autre, disons hadran alakh, nous reviendrons vers toi, vers l’enseignement de la Torah, nous ouvrirons nos yeux pour saluer la beauté du monde, nous nous efforcerons de l’embellir encore par la bonté, la générosité et la justice. Je vous souhaite une belle et bonne année, riche de cédrats, d’olives et de parchemins.
Rabbin Pauline Bebe