Elles étaient sur la plage illuminée par les rayons du soleil de midi qui fait chatoyer les couleurs avant de les plonger jalousement dans une ardeur laiteuse. A quelques mètres plus loin, le sable cédait sa place aux cliquetis d’une mer transparente de reflets bleus et verts laissant transparaître ses secrets. Des bancs de poissons se faufilaient, caressant amoureusement les algues dolentes et indifférentes, pourtant déterminés d’aller d’un point à un autre mais parfois dérangés par des nageurs insouciants. Levant les yeux des lignes poétiques de François Cheng sur la vie et la mort, j’observai les deux petites silhouettes d’un regard amusé. Les seaux et les pelles allaient et venaient, manipulés par des mains agiles d’un mouvement rythmé en contraste avec la sérénité du paysage. Elles suivaient une organisation méthodique, persuadées du bien fondé de leur agitation industrieuse qui requérait sérieux et concentration et seules détentrices de son mystère. La voix de l’une d’elle perça le silence : « Et celui-là on le remet dans la mer ? » questionna-t-elle, tenant un coquillage d’une blancheur nacrée qui, posé tel un petit chapeau, couvrait à peine le bout de son index. « Non, celui-là, on le ramène à la maison comme souvenir ! », répondit l’autre, sûre de son fait, tout en laissant filer entre ses doigt les grains de sable chaud. Combien de souvenirs, pensai-je ramenons-nous à la maison, combien de coquillages, de cailloux, d’artéfacts, tous ces objets qui nous rappellent des lieux, des instants, des amis, des amours ? Ce que nous croyons tenir au creux de nos mains ne s’en va-t-il pas un jour comme ce sable chaud qui file entre nos doigts ?
La journée de Rosh Hashana, n’est pas appelé le nouvel an dans la Torah mais plutôt yom hazikaron, jour du souvenir ou jour de la mémoire. Pourquoi un jour de renouveau, serait-il aussi jour de mémoire ? Pourquoi la mémoire est-elle constitutive de notre identité ? Pourquoi la tradition réitère-t-elle constamment ces ordres zakhor, souviens-toi, al tishkah, n’oublie pas ? L’oubli est-il une preuve de notre défaillance ou bien un outil nécessaire à la construction de soi, de la relation à l’autre et du principe de teshouva de retour sur soi ? Sommes-nous les esclaves de notre mémoire, ou pouvons-nous filtrer nos souvenirs comme cette petite fille sur la plage qui choisit sciemment de ramener un coquillage en laissant tous les autres abandonnés sur la rade ?
Lorsque nous avançons sur le chemin de la vie, nous percevons souvent la réalité qui nous entoure, les événements qui surviennent, à la lumière de ce que nous avons déjà vécu, que ce soient des traumatismes réveillés par des images, ou au contraire d’heureux souvenirs qui nous illuminent de leur bonheur. Au milieu d’une foule, ce peut être le parfum d’un être aimé qui nous enveloppe, nous envahit, nous fait vaciller et nous emporte loin de cette multitude dans un eden enfoui, véritable ravissement. Ou à l’inverse, une vision qui nous crispe comme un papier que l’on froisse d’une main rageuse et qui nous réduit à n’être que la marionnette d’un tyran destructeur, despote intérieur qui nous rappelle les démons d’autrefois et nous proclament qu’ils ne sont pas morts, qu’ils sont parfois juste là, à fleur de peau. Ils crient leur présence et déclarent la guerre ; il nous faut alors réagir pour pouvoir agir. Ces instants fugitifs, fantômes revenants du passé sont très présents et en réalité s’enchevêtrent dans l’instant, le séduisant dans une danse amoureuse et torride pour créer de futurs souvenirs auxquels nous ferons appel, ou qui se rappelleront à nous, un jour, sans crier gare, comme des enfants qui interrompent une conversation, persuadés de l’urgence de leur demande. « Je veux et j’exige », disent ces souvenirs, souriants ou grimaçants selon leur nature dans la course effrénée et permanente avec le présent, comme un crochet qui tire son fil du passé pour construire l’avenir de la toile de nos sentiments. Avons-nous notre mot à dire dans ce tourbillon de sensation, cet afflux du passé qui vient s’imposer au présent ? La mémoire est-elle despotique ? Sommes-nous ses fidèles serviteurs ou sous-fifres, jouets de ces désirs et de ces impulsions ? Sommes nous libres de nous rappeler, libres d’oublier ?
Toute tradition est fondée sur la mémoire, « Sache d’où tu viens » da maïn bata enjoignent les Pirkei Avoth(3 :1). La Torah nous raconte une histoire à laquelle nous nous rattachons, un chemin de spiritualité ; nous en devenons les héritiers chaque fois que nous apportons notre souffle à ces lettres couchées sur le parchemin. Dans notre souffle, dans notre bouche, elles se lèvent et s’étirent un bras de lettre puis un autre, un pied, l’autre, une tête parfois et tout ceci au son de notre interprétation. Chaque génération les fait revivre, à sa manière, sur son rythme, doux ou saccadé, impulsif ou lent, sur un rock ou sur un slow, sur une valse ou un tango. Chacun, chacune prête sa voix au texte écrit il y a des millénaires et en fait une nouvelle lecture, une nouvelle interprétation. Si personne ne les lit, si personne ne se souvient de ces textes anciens et ne déplie leurs lettres, elles se recroquevillent sur elles-mêmes et sont tristes de ne plus être soufflées ou inspirées, lues et aimées, caressées et choyées. N’ayant plus d’air, elles ne respirent plus et deviennent lettres mortes, exposées seulement dans des vitrines, parfois époussetées au gré des passages des gardiens de musée. Et lorsque les lettres meurent, nous mourrons aussi, comme une partition en quête de notes, en deuil de notre histoire, de nos racines. Elohei Avraham velohé Sarah, disons-nous, Dieu d’Abraham et de Sarah, elohei avothénou veimothenou, Dieu de nos pères et de nos mères, chacun des pas que nos ancêtres ont tracés sur la voie de la spiritualité vient éclairer notre chemin. Nous pouvons leur emboîter le pas, même si le chemin n’est pas tout à fait le même, il n’est pas non plus tout à fait un autre. Lorsque nous nous inspirons de leurs expériences, à laquelle nous y ajoutons la nôtre, la spiritualité de notre peuple, sa sagesse se présente comme un mille-feuille dont la dégustation émerveille nos papilles, feuille après feuille, comme autant de strates de mots qui se bousculent, se disputent, parfois s’épousent et ne font qu’un. Si nous oublions nos ancêtres, nous sommes comme des arbres sans racine, vient une brise et ils sont au sol. Si au contraire nous nous inspirons de leurs larmes, de leurs hésitations, de leurs faux-pas, de leurs déceptions, mais aussi de leurs sourires, de leurs réussites, de leur construction, nous puisons de leur force, nous sommes sages de leur sagesse. Aux raisonnements talmudiques, nous ajoutons aussi notre propre feuille, notre accent, notre histoire. A l’instar des scientifiques qui s’appuient sur les découvertes du passé pour aller plus loin dans la connaissance, nous ne sommes pas des feuilles blanches de l’humanité. Le rabbin philosophe Abraham Heschel le décrit si bien : « Les souvenirs de ce qui nous a été dévoilé dominent nos âmes comme autant d’étoiles d’une grandeur lointaine, et dépassant l’esprit. Ils traversent étincelants les âges de ténèbres et de danger, et leur reflet apparaît dans les vies de ceux qui suivent le sentier de la conscience et de la mémoire, au milieu du désert de la vie irréfléchie »(Dieu en quête de l’homme).
Pourquoi rappeler année après année la sortie d’Égypte et même shabbath après shabbath ? Pourquoi répéter les rituels d’antan, si ce n’est pas pour entrelacer le passé dans le présent et ainsi construire l’avenir. S’inspirer du passé, c’est ajouter des millénaires à notre expérience ; la sortie d’Égypte doit se revivre à chaque instant pour que nous restions des personnes libres et parce que la liberté n’est jamais acquise une fois pour toutes. « Prudemment, poursuit Heschel, nous fixons nos regards à travers le télescope des rites anciens, de crainte de perdre l’éclat perpétuel qui attire nos âmes. Notre esprit n’a pas allumé la flamme, n’a pas produit ces principes. Mais nos pensées rayonnent encore de leur lumière » (Dieu en quête de l’Homme, p.150)
C’est aussi notre mémoire qui fait de nous des êtres humains responsables ; et c’est sans doute pour cela que les pertes de mémoire sont si douloureuses, excluant la personne qui en souffre de tout lien social. J’ai rencontré cet homme qui rend visite à son épouse tous les jours. Tous les jours, il lui raconte sa journée, ses rencontres, ses sentiments, ses pensées, ses angoisses et ses espoirs. Tous les jours, il la rassure de son amour. Elle ne répond pas, non pas par ennui ou indifférence mais parce qu’elle vit dans un monde à elle où la mémoire n’existe plus. Celle qu’il a aimée d’un amour fou et qu’il aime toujours, cette femme désormais enveloppée de mystère ne le reconnait plus et les larmes coulent éperdument sur les joues de son amant… Les souvenirs sont parmi les trésors les plus précieux que nous possédons même s’ils peuvent filer entre nos doigts comme des grains de sable. Et si les bons souvenirs nous ravissent, parfois il faut aussi garder les plus tragiques dans un coin de notre mémoire pour ne pas qu’ils se reproduisent à nouveau dans la réalité. Le mouchoir que nous posons pudiquement sur ce qui nous fait le plus de mal doit se soulever de temps à autre pour témoigner de ce qui ne doit jamais se reproduire. Ainsi en est-il pour les survivants de la Shoa dont l’expérience, et le témoignage ne doivent jamais être oubliés par l’humanité, au risque de lui en rebattre les oreilles. L’artiste allemand Gunter Demnig l’a exprimé avec puissance en gravant sur des plaques en cuivre le nom des déportés, au sol devant la maison où ils ont vécu, sur des pierres d’achoppement, ces pierres qui font trébucher la mémoire, parce que l’humanité ne peut plus marcher droit après ce qui s’est passé. La pierre est là pour lutter contre l’oubli et ne tolérer aucun glissement, aucun « c’est pas grave ! », aucune indifférence face au moindre germe de déshumanisation actuel et à venir. L’humanité a la fâcheuse tendance à oublier ses erreurs, parfois à les gommer volontairement ; mais ne pas apprendre les leçons de l’histoire, c’est ternir notre humanité. L’enseignement du récit de Noé et du déluge est toujours d’actualité. L’iniquité entraîne la destruction du monde. Et il suffit parfois d’un seul « non » pour le sauver.
Zekher que l’on associe au souvenir, signifie d’abord « pointer » et c’est sans doute pour cette raison qu’il désigne aussi zakhar, le sexe masculin. Le linguiste Dr Joel Hoffman explique que « zekher est une partie d’un tout qui est séparée de sa présence immédiate. Par exemple ce qui reste quand l’être est parti ou une preuve spécifique de son existence antérieure »(Jerusalem Post, 2.10.2008) le souvenir, le nom et la réputation. « Ma adam ki tizkereni, qu’est l’être humain pour que tu t’en souviennes » questionne le Psaume (8 :4), sans doute dans un jeu de mot entre l’humain et la mémoire. Nous existons parce que nous laissons un zekher, une trace de notre passage et nous portons en nous les traces de ceux qui ne sont plus. Et les traces significatives sont parfois les plus invisibles comme le disait avec humour Oscar Wilde : « S’il faut à quelqu’un un tombeau majestueux pour rester dans la mémoire des siens, il est clair que sa vie fut un acte absolument superflu !». Difficile de penser l’être humain sans cette capacité de retenir, d’apprendre, de progresser, de poser des questions, et de se souvenir. Et puis bien sûr il faut se souvenir pour juger, et c’est ainsi que Rosh Hashana est le jour du souvenir et aussi le jour du jugement, yom hadin. Il n’est pas de jugement sans mémoire.
Mais si le passé est nécessaire et les souvenirs constitutifs de notre identité, ils ne peuvent être omniprésents, empêcher le présent d’être et le futur de se construire différemment du passé. La mémoire ne peut être un tyran dont nous serions les esclaves. W. James écrivait : « Se souvenir de tout serait, en bien des circonstances, aussi fâcheux que ne se souvenir de rien. Il faudrait pour nous rappeler une portion déterminée de notre passé, exactement le temps qu’il a fallu pour le vivre, et nous ne viendrions jamais à bout de penser » (Principes de Psychologie, 1880). Si zakhar est ce qui pointe et désigne le sexe masculin, nekevasignifie le trou et décrit le sexe féminin. Sans les rapporter à une identité masculine ou féminine toujours en définition tant que l’égalité n’est pas atteinte, on peut penser tout couple comme zakhar ounekeva c’est-à-dire un trou de mémoire ! Se rappeler est essentiel mais oublier aussi. Imaginez un couple qui se rappelle constamment ses erreurs, ses mesquineries, ses maladresses : il ne pourrait avancer sur le chemin de la vie. Il serait esclave de la mémoire, enfermé dans son passé d’étroitesses et de trahisons – l’index tendu l’un vers l’autre s’élevant comme des épées, interdisant le rapprochement au risque de se blesser, disant non au duo et oui au duel. « C’est elle, c’est lui » : ce discours qui désigne l’autre comme un troisième dans la relation et qui noie le « je » et le « tu » dans la récrimination. Tout comme Adam pointait son doigt vers « haisha » « la femme » dans le récit de la Genèse, la femme pointant son doigt accusateur aussi vers l’autre, le troisième, le serpent. Le premier couple de l’humanité ne s’est jamais tutoyé ni même adressé la parole et ils n’ont pas appris à leurs enfants à se parler, peut-être une des causes du premier meurtre de l’humanité ! Se rappeler toutes les fautes, tous les faux-pas, toutes les erreurs, tous les froissements d’âmes sonne le glas de toute relation humaine. Ainsi ressasser le passé, c’est rester dans le sas du passé. Et puis notre disque dur a une mémoire de stockage de souvenirs limitée et tant mieux, car si nous vivions dans un catalogue d’expériences passées, nous nous promènerions dans nos vies comme dans des musées, incapables de laisser une place à des expériences nouvelles, simples observateurs de ce qui a été, comme un ordinateur dont la mémoire est saturée et qui ne peut plus fonctionner. La vie demande de l’espace, des pages blanches, des shabbatoths, des respirations, des oublis. Les trous de mémoire sont indispensables à la liberté. « Penser à quelqu’un, explique Roland Barthes, ça veut dire : l’oublier (sans oubli, pas de vie possible) et se réveiller souvent de cet oubli »[…] « L’amoureux qui n’oublie pas quelquefois meurt par excès, fatigue et tension de mémoire ».( (Fragments du discours amoureux). En effet, même l’obsession amoureuse est une alternance de mots et de silences. L’amour est comme une herbe qui danse sur la brise du souvenir et de l’oubli.
« Sache d’où tu viens, da meayin bata, et où tu vas, poursuit Akabia ben Mahalalel dans les Pirkei Avoth(3 :1) oulean ata holekh». Certains marchent le regard tourné vers le passé, à la recherche de ces paradis perdus des bons vieux temps, pavés de regrets et de « si j’avais su », se complaisant de temps révolus et refusant toute évolution de la loi ou des mœurs, prétextant que l’ancien est par essence meilleur. Notons derekh hagav, en passant, que la pensée juive n’envisage pas de paradis – pardes étant un mot emprunté à la langue perse- il n’est de paradis ni passé, ni à venir, comme si regretter un temps ou le souhaiter à outrance était une forme d’idolâtrie. Car le temps est fait pour passer, la vie est mouvement et l’absence de mouvement, c’est la mort. C’est avec humour que la tradition juive aborde ces notions de paradis et d’enfer qui lui sont étranges : rappelons-nous l’histoire de cet homme qui voit l’enfer : un banquet des mets délicieux – cashers bien sûr ! – du vin à volonté. Mais personne ne peut manger : les convives ne peuvent plier leur bras et de très longues cuillères en bois les empêchent de se sustenter. Vient la description du paradis, avec les mêmes tables, abondance de nourritures et de boissons, les bras sont toujours tendues, les mêmes cuillères en bois excessivement longues. La différence : au paradis, les convives ont pensé à tendre les cuillères vers leur voisin d’en face et ainsi parviennent à se nourrir les uns les autres de part et d’autre de la table. La leçon de cette histoire est sage : en étant solidaires des uns et des autres, nous pouvons transformer un enfer en paradis. Ni le passé ni l’avenir, ne peuvent être idéalisés, il faut travailler dans l’instant, inspiré par le passé pour construire l’avenir. Certes le passé est douillet, il représente l’attrait du connu, de l’habitude, les chemins familiers et déjà parcourus mais la rouille guette ceux qui nie la remise en question ou refuse l’innovation. Baudelaire se décrit dans un moment de Spleen, « je suis un vieux boudoir plein de roses fanées Où git tout un fouillis de mode surannées […] un vieux Sphinx ignoré du monde insoucieux, oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche ». Vivre dans le passé, c’est s’exclure de la scène de la vie. Le personnage de la femme de Loth représente l’obsession du passé. Elle devient statut de sel parce qu’elle a jeté un regard en arrière sur la destruction des villes de Sodome et Gomorrhe. Le sel, est le symbole de la conservation qui sans eau, l’élément vital, nous précipite dans la crispation et la mort. Son regard en arrière la fige définitivement dans le passé, condamnée à n’être plus qu’un décor sublime au bord de la mer morte. Elle fait partie de l’histoire mais elle est restée au bord de la route sur le chemin des patriarches et des matriarches qui ont continué à marcher en allant de l’avant. N’est-ce pas le sens de cette injonction à Abraham Lekh lekha Va pour toi ! L’oubli peut être salutaire pour aller vers la construction et la vie. Chaque génération invente et innove. Si le passé était un veau d’or, nous serions resté dans le désert des certitudes, des « on l’a déjà fait, et cela n’a pas marché ». Ne dit-on pas dans la halakha que chaque génération doit interpréter pour elle-même les lois. Joseph Albo auteur du Sefer ha’ikarim au XVème siècle se demande pour quelle raison Dieu n’a pas énoncé clairement dans la Torah le détail de tous les commandements pour toutes les générations à venir et il répond : « Au Sinaï, des principes généraux, auquel la Torah fait allusion brièvement ont été donné à Moïse. Grâce à ses principes, les Sages de chaque génération peuvent interpréter le détail de leur adaptation pour leur époque (Sefer ha’ikarim 3 :23). Oui, parfois le nouveau dérange et on entend les esprits bien-pensants dire « mais on n’a jamais fait comme cela ». Peut-être faut-il alors se rappeler de ce que disait Albert Einstein « Si une idée n’est pas à priori absurde, elle est sans espoir ». L’innovation interdit le culte idolâtre de la mémoire.
Et cet oubli est lié aussi à l’idée de teshouva. Bien sûr pour regretter et se faire pardonner, il faut se rappeler, mais la loi juive interdit de rappeler à quelqu’un ses errances passées. S’enfermer soi-même dans son passé ou enfermer l’autre, c’est nier toute possibilité de se relever, c’est inscrire une chute comme réaction systémique de ce que l’on entreprend. Certes on apprend de ses erreurs et sans doute même davantage que de ses succès mais si nous n’équilibrons pas l’indulgence rahamim avec le din, la stricte justice, nous nous condamnons à vie à n’être que des victimes de notre passé.
C’est ainsi que ni la mémoire ni l’oubli ne doivent être subies mais choisis. La mémoire est indispensable et l’oubli est loin d’être un défaut de mémoire. Il est l’essence de la liberté. La teshouva est cette capacité à relire le passé et à le laisser ou non influencer le présent pour construire l’avenir, sans monopole du passé ni tyrannie du présent, comme le disait Paul Ricœur : « se donner un avenir, c’est faire l’expérience d’un regard libre sur son passé comme condition pour écrire son histoire ». Entre le temps perdu et le temps retrouvé, il y a l’espace d’une mémoire choisie, transformée : les souvenirs que je veux chérir et ceux que je veux effacer pour mieux grandir. Notre grandeur d’être humain, le cadeau précieux que Dieu nous a fait est de pouvoir réécrire nos souvenirs et transformer notre mémoire, dans un souci de vérité mais aussi de liberté. C’est peut-être le sens mystérieux de la formule extraordinaire de Rabbi Nahman de Braslav : « Ein zikheron ela delama deata, il n’est de souvenir que du monde à venir ! ». Alors comme la petite fille de la plage, choisissons bien les coquillages que nous voulons ramener à la maison, tout en laissant couler entre nos doigts, l’infini du sable étincelant de mille feux, le regard posé loin, à l’infini du soleil levant et soyons tous des sculpteurs de mémoire épris de liberté.
Rabbin Pauline Bebe