Erev Rosh hashana 5778 – mercredi 20 septembre 2017 (soir)
« Tu les guides le jour par une colonne de nuée et la nuit par une colonne de feu qui les éclairent dans le chemin qu’ils avaient à suivre » (Néhémie 9 :12,19) Nuée, toile, fenêtre, vue, explorateur, navigateur, voici des mots qui, à l’époque de la Bible avaient une signification particulière et évoquaient des images bien précises, mais comme tous les mots, ils revêtent à chaque génération de nouveaux habits, ils se mettent au goût du jour, gardant parfois sous leur peau neuve, un parfum d’antan. « Vingt ans », « Hier encore j’avais vingt ans, je gaspillais le temps en croyant l’arrêter, et pour le retenir, même le devancer, je n’ai fait que courir et me suis essoufflé », chantait Charles Aznavour (Hier encore, 1964) Retenir le temps parait de plus en plus impossible. En vingt ans le monde a changé profondément, radicalement par la révolution électronique, sa banalisation, son entrée dans le quotidien, dans notre langue, dans notre bouche, nos mots, et évidemment, cette révolution influence aussi notre comportement, notre manière de penser et d’être. Ces avancées technologiques ont permis d’accomplir des miracles insoupçonnés, de soigner, d’aider, de mobiliser, de sortir des personnes de leur isolement, d’informer, de prévenir, d’alerter. Comme pour tout progrès, des questions d’ordre éthique l’accompagnent et la phrase de Rabelais est elle, toujours d’actualité : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Même si les mots nuée, toile, explorateur, fenêtre s’habillent d’un nouveau sens aujourd’hui, la phrase du Prophète Michée (6 :8)- ancienne version d’un You tuber, résonne dans nos esprits : comment marcher humblement devant l’Eternel hatsné’a lekhet im elohékha ?
Ainsi l’on peut se demander : si Dieu avait une page Face-Book, à quoi ressemblerait-elle ? Sans doute Dieu aurait-Il/Elle beaucoup d’amis, mais aussi beaucoup d’ennemis.. ah impossible d’être un ennemi sur Face-Book, me direz-vous, à moins d’être un ami et de critiquer systématiquement, de s’indigner, d’être en émoi. Les réseaux sociaux pourraient être désignés ainsi : des cercles de l’émoi, que l’on peut écrire en un ou deux mots : « et moi » ! Car si l’on n’y prête pas attention la toile peut être tissée de « moi » juxtaposés qui s’émeuvent ! Si l’image de Dieu ayant un profil fait en effet sourire, c’est que notre tradition s’éloigne des images, s’en méfie. Aux pixels, elle préfère les mots, les lettres, non pas qu’elle interdise les images – et souvent le second commandement du Décalogue a été mal compris, mais elle leur applique un principe de précaution. Nous contemplons le monde et nous y lisons la possible présence de Dieu en filigrane. La vision est source d’émerveillement : « Regarde et vois qui a créé tout cela » s’exclament souvent les prophètes. La poétesse Hanna Senesh chante « la mer et les éclairs du ciel, le bruissement des eaux, la prière de l’être humain tefilat haadam ». Mais si la Torah préfère l’écoute shema, à la vue, c’est peut-être que les ondes sont plus fluides et plus difficiles à compter que le nombre de vues sur une page. Dans l’image, il y a la mise en scène et le décompte, et les deux sont liés car plus la mise en scène est réussie, plus de clics alimenteront la page, et plus ce qui est vu ou à voir sera vu. Or nous, les internautes sommes à la recherche d’une quantité, une diffusion et d’une approbation sans beaucoup de nuances, un nombre de « j’aime » toujours plus élevé. La toile s’appuie sur notre faiblesse la plus grande : le désir d’être aimé. Et le langage humain dans sa sophistication, le sentiment fait de nuances est réduit comme une peau de chagrin, bien chagrine, à une émoticône. La société la plus civilisée revient à une écriture en pictogramme. Étonnant renversement de l’histoire ! Mais si les émoticônes sont amusantes et pratiques, ingénieuses parfois et font sourire, gagner en rapidité dans l’expression écrite, la recherche d’une approbation constante, la plupart du temps positive peut avoir ses revers. J’entendais une jeune fille de treize ans dire angoissée : « il faut cliquer sur la vidéo que ma mère a réalisée, sinon elle perdra son travail ». Le « clic » se traduit en termes d’efficacité et de performance et c’est là où la violence du dénombrement peut être omniprésente. Dans le domaine humain, si tout est réduit à des chiffres et des performances, on y perd son âme. Lorsque Dieu dit à Abraham de sortir pour regarder le ciel et compter sa descendance aussi nombreuse que les étoiles, les rabbins sont bien embarrassés. La réalité contredit les chiffres, à moins que la nuit en question ait été une nuit avec très peu d’étoiles ! Pour que la parole de Dieu ne soit pas contredite et que Dieu ne soit pas confondu, les habiles commentateurs s’attardent non sur le nombre mais sur l’intensité, la brillance. Dans l’Exode aussi, lorsque Pharaon estime que le peuple hébreu est devenu trop nombreux, le nombre est mauvais signe. Lorsqu’il faut dénombrer les enfants d’Israël, c’est par le subterfuge du hatsi shekel, du demi-shekel que le décompte est effectué : on peut compter les sous mais pas les âmes. Et si l’on compte les âmes, on devient un mercenaire d’âmes gonev nefashoth. Ainsi l’explique le philosophe Byung-Chul-Han : « l’être digital passe son temps à compter et à dénombrer à l’aide de ses doigts. Le paradigme digital fait du chiffre et du calcul la mesure de toute chose. Les « amis » face-book sont aussi essentiellement comptés, alors que l’amitié est quelque chose qui se raconte. L’ère digitale systématise l’addition, le décompte et le dénombrable » (p.25, dans la nuée, actes sud, 2013). Alors, bien sûr, l’outil est formidable et inouï pour mettre en relation des personnes qui s’étaient perdues de vue, pour renouer des liens oubliés, pour faciliter des relations qui n’auraient pas pu se faire autrement, pour agir et transformer le monde. Les sites de rencontre sont les shadkhanim des temps modernes, les matchmakers ou entremetteurs qui rendent certaines rencontres miraculeuses. Mais là aussi, il est question d’image, de mise en scène. La toile est comme une scène de théâtre où l’on choisit ce que l’on veut montrer de soi mais où subrepticement les frontières du privé et du public s’estompent. Comment maintenir l’absence de vis-à-vis que les rabbins mettaient en avant dans leur explication de la phrase « ma tovou ohalekha yaakov, quelles sont belles tes tentes Jacob »(Nbs. 24 :5) dite par Bilam ? Roland Barthes définit la vie privée comme « cette zone d’espace, de temps, où je ne suis pas une image, un objet » (la chambre claire, seuil p.32, 1980). Les caméras font de nous des images, les Smartphones aussi, on poste, on nous suit, et si l’on ne se produit pas en image, on tend à disparaitre d’une certaine sphère sociale. Exister, c’est se pixéliser. Imaginons un instant que les miroirs donnés par les enfants d’Israël pour construire le sanctuaire aient été des Smartphones. Les rabbins du Midrash avaient considéré qu’il s’agissait d’un sacrifice de donner ces miroirs, de donner un objet dans lequel je peux me voir et me voir tels que les autres me voient. Les écrans sont parfois des miroirs eux aussi, car quand je parle à un autre à distance, une vignette de soi peut apparaitre à l’écran ; les deux images sont simultanées et au lieu de se donner tout entier à l’autre, on peut passer son temps, tel Narcisse à se regarder soi-même. Les rabbins disaient qu’il fallait renoncer à l’image de soi pour laisser la place à l’image ikonia shel elohim l’image de Dieu. Mais qu’est ce que laisser la place à un Être qui n’a précisément pas d’image, c’est sans doute laisser la place à la non-représentation. C’est peut-être une manière de nous dire que l’image ne peut tout contenir, si l’âme qui anime cette image n’est pas perçue, elle devient une image trompeuse. Dans les tableaux de Rembrandt ou de Vermeer, quelque chose de la lumière des visages laisse transparaitre une âme, dit le Rav Kook. L’idolâtrie serait peut-être ne voir que l’image, résumer la personne, l’âme à sa plasticité, à son apparence au lieu de sonder sa profondeur qui ne se laisse trahir qu’à fleur de peau. Et l’amitié ne peut pas non plus se réduire à un lien électronique, un chiffre, un décompte, un nombre de clic, l’amitié n’est jamais « efficace » ou « performante ». Elle demande du temps passé ensemble, un temps inefficace, un temps perdu mais vite retrouvé dans un je-ne sais quoi, une substance magique qui nous rend heureux, un temps où on ne compte plus le temps, où les aiguilles de la montre sont remplacées par les battements du cœur et ses soupirs. Car dans le monde électronique, on a vite fait de supprimer des « amis » qui ne seraient pas assez actifs et ne vous permettraient pas d’atteindre un certain succès chiffré lui aussi. Le philosophe le dit : « Or, c’est plutôt dans le fait de prendre le contre-pied de l’efficacité que réside un certain bonheur, plus profond, du regard-lorsque celui-ci se prolonge, s’attarde sur les choses sans les prendre en chasse pour les exploiter » (p. 62). L’amitié et encore moins l’amour ne peuvent se quantifier. Il se lit entre les lignes, est fugitif et insaisissable tel le bruissement de l’aile d’un papillon. Même si nos réactions, nos recherches peuvent être identifiées, classées, programmées, l’être humain échappe comme Dieu à l’infini. C’est là que réside peut-être le plus gros mensonge du monde de la technologie : penser que des êtres humains peuvent être définis par des algorithmes, penser que parce qu’une fois nous avons emprunté un chemin, que c’est toujours le même chemin que nous allons choisir. Rappelons-nous la pensée hassidique de Nahman de Braslav sur la nécessité de se perdre. « Ne demande pas ton chemin car tu risquerais de ne pas te perdre ». Sur la toile, les panneaux indicateurs sont trop nombreux. Ils nous assignent à un chemin, mettent des bornes, des sens giratoires obligatoires ; l’écran est à la fois une fenêtre qui n’a jamais été plus ouverte sur le monde, invitant à la connaissance, stimulant la recherche, faisant connaître des sagesses insoupçonnées et tel est son paradoxe, elle peut nous mettre des ornières, nous inciter à penser tous de la même façon comme les bâtisseurs de la tour de Babel. Devarim ahadim des paroles uniques, semblables. L’écueil d’une pensée chiffrée est de faire de l’être humain une statistique, penser que tout est prévisible, contrôlable, déterminé et déterminable. Or une des pensées motrices du judaïsme est la liberté de l’être humain et sa responsabilité. Les systèmes d’algorithmes fonctionnent comme des vagues de flux et de reflux, vagues répétitives : « vous avez aimé cela » et la machine vous propose ce que d’autres qui vous ressemblent ont aimé aussi. Ils produisent une idéologie de masse avec des communautés d’internautes facilement manipulables d’autant que l’individu derrière son écran est amené à chercher un engouement, une inflammation de la toile, un déchainement, une indignation qui est d’autant plus violente qu’elle peut être anonyme. Alors l’écran n’est plus un écran et au lieu de protéger, il livre en pâture. Car sur la toile, il fait bon d’être indigné, la juste mesure n’intéresse pas, le sérieux est ennuyeux et il faut créer du sensationnel pour susciter l’intérêt. Un sensationnel de l’instant, car comme un soufflet, aussitôt gonflé d’air, il retombe. Byung-Chul Han le dit très joliment « l’indignation numérique n’est pas susceptible d’être chantée » (p18). Il l’oppose à l’Iliade où la colère est dans l’ordre de la narration. Il faut alors savoir revenir au conte, à l’histoire narrée plutôt qu’au décompte car comme le disait Isaac Balshevic Singer, « un juif, c’est quelqu’un qui sait raconter une histoire ». L’internaute peut chercher être aimé à tout prix, plébiscité, être un leader d’indignation, et ceux qui ne font pas de vagues peuvent s’y trouver engloutis. Car les gens « sans-histoires » sont peut-être justement ceux qui ont des histoires à raconter.
Et qui dit vague d’indignation, dit vacarme incessant. Rappelons cette réflexion hassidique : les lettres sont mystérieuses, celles qui sont couchées sur le parchemin de la Torah- couchées pas pour longtemps, parce qu’elles dansent et s’épousent, boudent et forment d’autres mots en se donnant le dos parfois. Les voyelles et les signes de chants sont à deviner en toute liberté, la liberté du lecteur face au parchemin, la liberté d’interpréter, et cela aussi est un mystère. Mais il est un mystère encore plus grand que nul n’a été capable d’élucider jusqu’à présent, il s’agit de l’espace entre les lettres, les mots, les versets…cette suspension silencieuse où tout est possible, les rêves les plus fous, l’amour le plus passionné, l’échange du regard le plus vertigineux. Sartre dans l’Être et le néant écrit (Gallimard, 1943, p.297) : « Sans doute ce qui manifeste le plus souvent un regard, c’est la convergence vers moi de deux globes oculaires. Mais il se donnera tout aussi bien à l’occasion d’un froissement de branches, d’un bruit de pas suivi du silence, de l’entrebâillement d’un volet, d’un léger mouvement d’un rideau ». Et l’on se souvient de la magnifique description de Marcel Proust de ce moment tant attendu du baiser du soir et du froissement de la robe de sa mère lorsqu’elle venait lui dire bonne nuit. « […] le moment où je l’entendais monter puis où passait dans le couloir à double-porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tissée, ».(A la recherche du temps perdu, I du coté de chez Swan ? I Combray).
Les yeux rivés sur nos écrans nous laissent-ils le temps d’apprécier le bruissement de la mousseline bleue, de goûter au silence de la spiritualité, d’écouter la musique enivrante de l’amour et de l’amitié, de saisir le merveilleux dans l’instant ? Le vacarme de la toile ne nous laisse que peu de respiration comme en atteste le conseil d’un expert sur le montage d’un site : « le moteur de recherche doit fonctionner rapidement et efficacement en minimisant à la fois le silence –informations pertinentes auxquelles on n’a pas accès, et le bruit, informations non-pertinentes auxquelles on accède (JM Hardy)- là où les mots silence et bruit sont nouvellement définie. Sur la toile, le silence n’existe pas et le regard est souvent intéressé. Le philosophe souligne que sur les écrans, on ne peut se regarder les yeux dans les yeux, la caméra étant la plupart du temps placée en haut de l’écran, regarder l’autre dans les yeux signifie baisser le regard. Les cherubim ne baissaient pas le regard, c’est dans un regard direct sans intermédiaire que la Shekhina, la présence divine venaient chuchoter quelques mots.
Les découvertes numériques représentent des avancées inouïes mais comme pour toute chose, il faut savoir les analyser sans s’y engouffrer, les accompagner sans les subir, comme un artiste qui observe dans le respect et la distance son œuvre et y appose les touches de lumière nécessaires à en faire un chef d’œuvre. Si l’on s’efforce de regarder par de là les écrans, les images, l’âme qui échappe à l’infini, si on lui laisse sa liberté, sa fantaisie, ses surprises, si plutôt que de compter les amis et les amours, on les laisse éclore dans le mystère du non-dit, si l’on laisse les histoires se raconter dans les alcôves silencieuses et ombragées, alors la toile, les fenêtres, les explorateurs, la nuée garderont leurs dimensions pleinement éthique, humaine et spirituelle et continueront de nous faire naviguer en rêvant dans le creux des vagues, le pli des tissus, la buée soufflée sur les vitres, le mystères des portes entrouvertes, le regard de l’autre porté à l’infini.
Rabbin Pauline Bebe