Erev Rosh Hashana 5780 – dimanche 29 septembre 2019 (soir)
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« L’Etre humain est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l’espoir de réussir et la crainte d’échouer » écrivait Henri Bergson. Que voulait dire par là le philosophe ? Sommes-nous définis par nos échecs ? Faut-il opposer la réussite et l’échec dans notre vie comme nous l’apprenons souvent à l’école ? L’école de la vie est-elle faite de bonnes et de mauvaises notes inscrites sur une ardoise en deux colonnes bien alignées qui nous permettent d’atteindre des buts que nous nous sommes fixés ou que d’autres ont décidés pour nous ? Existe-t-il une vision juive de l’échec ? Sommes-nous les victimes d’une course effrénée vers une réussite qui prend de plus en plus les atours d’une visibilité plus grande, d’une audience plus large, d’une influence plus forte ? Le mot échec viendrait de l’arabe et signifierait « le roi est mort » comme dans le jeu des échecs, sommes-nous devenus les pièces d’un échiquier qui nous dépasse, jeu de pouvoir et d’influence ou bien faut-il affirmer avec le rabbin Rachel Gurevitch que « la clé du succès, c’est l’échec » ?
Kishalon, le mot traduit par « échec » en hébreu et en réalité un chancellement, un trébuchement, qui rappelle la définition de Bergson, celle qui évoque l’hésitation, le tâtonnement ; le fait de ne pas réussir du premier coup. Si l’on reprend les écrits de la Bible, on s’aperçoit que tous les personnages sont caractérisés par un doute, doute sur leur mission quand Dieu les appelle, doute sur ce qu’ils sont, leur capacité à être, à faire, et ce doute, cette remise en question revient régulièrement, elle n’est pas écartée une fois pour toute. Elle devient un modèle, Moïse est anav meod, il est modeste, Moïse doute de lui, Moïse a la langue lourde. Si aujourd’hui Moïse était un dirigeant, on chercherait à tout prix à corriger son défaut d’élocution, on lui donnerait des cours de prise de parole en public, on modifierait son apparence avec tous ces logiciels qui veulent donner une image de perfection, gommer tous les défauts, dans une forme de beauté plastique qui ne souffre d’aucun écart. Il semble que la Bible prenne le contre-pied de cette vision sans défaut. Elle érige le défaut, l’écart ou la chute, en leçon de vie. Aucun des personnages n’est parfait, Caïn est un meurtrier, Abraham ment à propos de sa femme qu’il fait passer pour sa sœur pour avoir la vie sauve, Sarah et Hagar se méprisent, Rébecca est manipulatrice, Esaü est chasseur, Jacob lui vole son droit d’ainesse, Joseph se vente auprès de ses frères qui veulent le tuer. Moïse se met en colère, le roi David jette son dévolu sur Bethsabée et fait tuer son mari à la guerre. Et la liste est loin d’être exhaustive. Bien sûr tous ces personnages ont beaucoup de qualités aussi, mais c’est comme si précisément, c’était leurs défauts, leurs manquements qui intéressait le narrateur, leur manque de perfection. La création du premier être humain en est le paradigme, aussitôt créé, il désobéit à l’ordre divin et c’est ainsi que l’histoire humaine commence, dans la désobéissance. C’est parce qu’Adam et Eve ont chuté, que l’histoire, les toledoth, autrement dit les engendrements peuvent débuter, parce que les choses ne se passent pas comme elles étaient prévues, même dans le plan divin.
Car face à ces imperfections humaines, on pourrait dire alors que la perfection est dans le camp divin, du côté de Dieu. Que penser alors du Créateur ? La tradition juive ne nous présente pas l’image d’un Dieu statique « ehye asher eheyé je serai qui je serai », dit Dieu dans l’Exode (3 :14), préférant l’esquive pour se présenter à Moïse. Le mouvement, la vie, et la perfectibilité est notre idéal, non la perfection. « Mais Dieu est parfait ! » avait rétorqué avec passion un ministre du culte d’une autre religion, auquel j’avais répondu « Dieu est en voie de perfection » ! Ce n’était pas une boutade ! Déjà chez les philosophes grecs, on opposait l’immobilité au mouvement quand par exemple Héraclide disait « on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve », contrairement à Parménide qui voyait la perfection dans ce qui ne bouge pas. La tradition juive ne place pas Dieu non plus dans une forme d’immobilisme ; si Dieu est le Dieu de la vie par excellence dans la tradition juive, Dieu ne peut être immobile. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles, Dieu n’est jamais représenté, car une représentation est nécessairement la captation d’un instant dans un mouvement qui lui ne s’arrête pas. La représentation est fugitive, elle ne relate qu’un moment d’une histoire, elle donne immanquablement une fausse impression, une impression partielle et partiale puisqu’elle arrête le temps. Ce « eyehé asher eheyé je serai qui je serai » que Moïse entend est la somme de deux inaccomplis du verbe être, l’affirmation que Dieu échappe, le placement du divin au-delà du temps. Dieu ne se résume ni à une image, ni à un instant, aussi parfait puisse-t-il apparaître, car Il est insaisissable. Un peu comme le personnage Flèche dans les Indestructibles, on ne voit que la trace de son mouvement, tant il va vite, ou l’idée de Dieu serait comme un papillon qui ne peut être saisi ou touché, car sinon entre nos doigts ou dans nos cœurs, parce que la fine poudre que revêt ses ailes aurait été abimée, il serait mort. La vie échappe et elle est transformation, évolution permanente. Si la perfection est le caractère de ce qui est achevé comme il faut, rien ne l’est, pas même Dieu. Dieu n’est pas fini !
La création, œuvre divine n’est pas parfaite non plus puisque Dieu regrette d’avoir créé l’être humain au moment de Noé. « Vayityatsev al libo Dieu regretta en son cœur » lit-on dans la Genèse (6 :7). Et si Dieu est saisi de remords, de regrets, il s’agit peut-être là d’un anthropomorphisme, de vouloir réduire Dieu à notre image, mais il s’agit aussi sans doute de dire que l’erreur peut être divine et pas seulement humaine. C’est ainsi que l’on peut comprendre qu’il nous est demandé de parfaire la création- comme si les bugs de fonctionnement étaient prévus dès le départ, y compris pour ainsi dire, chez Dieu qui est en mouvement et accepte de se remettre en question. Il est évident que notre vision de Dieu a changé depuis la Bible jusqu’à aujourd’hui. A l’époque biblique, Dieu pouvait être guerrier ou violent et accepter la lapidation par exemple, une vision déjà corrigée par les rabbins du Talmud, qui ont rendu la peine de mort quasi inapplicable. Dieu pouvait être sexiste, homophobe, une vision que nous avons aussi corrigée aujourd’hui. On pourrait penser que Dieu est parfait et que c’est juste notre conception de Dieu qui change avec notre aiguisement, notre affinement de la notion du bien et du mal. Mais la Torah et les rabbins vont au-delà de cela en affirmant que l’idéal n’est pas la perfection mais la perfectibilité, l’amélioration, la remise en question. Ainsi de même que dans la Torah, Abraham s’est adressé à Dieu pour lui faire changer d’avis lors de l’épisode de Sodome et Gomorrhe, il est très fréquent que dans le midrash, Dieu soit pris à parti parce qu’Il n’est pas suffisamment juste ou compassionné ou à l’inverse trop gentil et que la conclusion du midrash affirme que les êtres humains ont eu raison de Dieu, c’est-à-dire, qu’ils parviennent à Le faire changer d’avis. Ainsi la grandeur de Dieu est dépeinte comme la capacité à écouter ses créatures et à se laisser convaincre ; n’est-ce pas une mise en valeur de l’idée d’erreur, de faute ou d’échec ?
Peut-être ce midrash (Gen. Rabba 3 :7 et 9 :2) est-il le plus imagé : celui qui décrit Dieu créant plusieurs mondes, des sortes de mondes brouillons, des esquisses ratées avant de créer le monde qui est tov c’est-à-dire bien mais pas parfait. L’idéal est le dialogue, la possibilité d’être changé par le discours de l’autre lorsqu’on l’écoute et que l’on se laisse convaincre par ces arguments. Entrer en dialogue, l’art de la conversation est la capacité précisément à se laisser transformer par l’autre, contrairement au monologue, discours tautologique qui n’entend que lui-même ; le processus d’apprentissage juif est celui de la hevrouta, de ces petits groupes de deux minimums où l’on discute du texte avec l’autre et la discussion est comme ces jeux où l’on met sa main au-dessus de celle de l’autre sans arrêter. Dieu est dans une hevrouta avec l’être humain mais sans les mains. Nous apprenons mais Dieu apprend aussi. Dieu peut se tromper, nous aussi. Le tâtonnement est divin !
C’est ainsi que l’on peut mieux comprendre la phrase qui affirme que « Dieu préfère celui qui faute et revient sur ces pas, que celui qui ne faute pas » (TB, Yoma 86b)! La perfection n’est pas un idéal, c’est dans les paysages accidentés, sur les rides d’un visage qui a vécu, dans le défaut d’une œuvre d’art que l’on saisit au mieux le partenariat entre l’humain et le divin ; c’est le geste de Michel-Ange qui fait un éclat sur la statut de Moïse quand il la termine, la jugeant trop parfaite, l’idée qu’une maison doit toujours être laissée inachevée car dans cet inachevé se trouve toute la poésie du possible, de l’être en devenir, de la chrysalide qui peut devenir papillon, des peut-être qui s’esquissent, du désir de la caresse, dans les points de suspension que tout n’est pas encore dit, mais que l’histoire peut continuer à s’écrire. La tradition juive, elle non plus n’a pas de point final. Elle est sans cesse écrite et réécrite, « lis tes ratures » écrivait Marc-Alain Ouaknine, et chaque génération y apporte ses modifications, pour la rendre toujours meilleure. Quand on raye et que l’on reprend, on se rend meilleur. La rature est la trace de la perfectibilité. L’être humain laisse sa trace sur le monde qui l’entoure, se l’approprie. Il n’est pas le spectateur d’un objet de perfection qui le rendrait passif comme le veau d’or et trop petit face à une œuvre trop parfaite et terminée. Il doit s’impliquer, mettre ses mains dans la glaise, ajouter son grain de sel ou de poivre à la discussion millénaire et participer, ne pas regarder sans rien dire. Il a toute sa place dans la transformation d’un monde créé par Dieu, un monde qui n’est pas parfait même s’il inspire l’émerveillement et qu’il ne doit pas détruire, qu’il doit laisser à son départ plus beau que ce qu’il a trouvé en arrivant comme le dit le Rabbi Nahman de Braslav.
Mais si l’erreur est érigée en valeur, encore faut-il la voir, la reconnaitre, apprendre de ces errements. Reconnaitre ses erreurs n’est pas toujours facile, et lorsque l’on a comme modèle la seule perfection sur une route droite et sans détour, un échec peut être vécu comme une élimination dans une vie qui ne compterait que les réussites. Si la langue hébraïque n’a pas de mot à proprement dit pour l’échec, elle les multiplie pour les manquements, erreurs, fautes transgressions. Heth, ‘avera, avon, pesha, nous les connaissons et les égrenons ensemble pendant cette période des yamim noraim jours merveilleux, jours où le rituel consiste précisément à reconnaitre nos fautes collectivement. Admettre ses erreurs individuellement est plus aisée lorsque l’on affirme que tous ont erré ; il ne s’agit pas de pointer la main vers un autre en l’humiliant comme cela est trop souvent fait encore malheureusement à l’école, il s’agit de dire que nous avons commis des erreurs individuellement et collectivement, que se tromper est normal, et même nécessaire. Ces erreurs ou ces échecs ont une valeur éducative, ils sont un tremplin pour nous améliorer, collectivement zekhor yemei kedem comme le dit le Deutéronome, apprendre les leçons de l’histoire, afin d’aller de l’avant car kedem veut dire à la fois ancien et nouveau. Le passé est un tremplin vers l’avenir, à condition d’apprendre les leçons de l’Histoire sinon nous ne faisons que répéter, recommencer. L’arc-en-ciel dessiné dans le ciel après le déluge, keshet est le symbole de la compréhension de Dieu de ne pas répéter l’histoire en voulant détruire l’humanité. L’arc-en-ciel est le symbole d’un « je ne recommencerai plus », « j’ai appris de mon erreur », il est une invitation à en faire de même. La Genèse nous dépeint un Dieu qui comprend, et que nous devons imiter. Dieu a posé ses armes dans le ciel et l’arc-en-ciel devient le symbole d’une réconciliation. Comprendre les leçons du passé n’est pas facile, nous aimons répéter. Nos habitudes mêmes mauvaises nous rassurent, il est parfois difficile de lutter contre une forme de déterminisme, plus difficile encore de se remettre en question, d’admettre ses erreurs, de dire ta’iti « je me suis trompé » ; un exercice rarement fait car l’erreur est souvent preuve de faiblesse ou considérée comme telle. Alors ensemble, il est plus facile de le dire, que nous sommes tous des avaryanim, des transgresseurs, sans que la culpabilité nous paralyse bien au contraire, l’erreur est une chance, celle de pouvoir se relever. Comme le dit le philosophe Charles Pépin « l’échec est l’ouverture du champ des possibles ; échouer plus, finalement, c’est exister davantage » ; (les vertus de l’échec, p.78). Il raconte que c’est dans un pub d’Edimbourg que J.K Rowling ayant subi les tempêtes de la vie, berçait seule et d’une main le landau de son enfant, de l’autre elle remplissait des carnets d’une écriture qui devait après plusieurs refus, devenir le succès international que l’on connait, celui d’Harry Potter. Il aussi montre comment Ray Charles s’est battu pour devenir le musicien exceptionnel qu’il est devenu et dépasser sa cécité. La vie est faite d’échecs et d’erreurs, ceux et celles que nous choisissons et ceux et celles qui nous arrivent. Nous pouvons nous sentir condamnés par eux ou les voir comme des opportunités de grandir.
La phrase est connue dans le monde hassidique, celle du rabbi Nahman de Braslav « ne demande pas à quelqu’un ton chemin, tu risquerais de ne pas te perdre », se perdre permet de se retrouver ; il n’existe pas de GPS de la vie qui ne commette pas d’erreur, heureusement nous n’avons pas toujours de réseau, heureusement les lignes ne sont pas toujours tracées, ni toutes droites, car dans les creux et les bosses, se cachent les secrets de la vie, les ombres et les lumières, les tristesses et les joies. Les enfants d’Israël errent dans le désert, ils se trompent, ils trébuchent y compris avec leurs dirigeants, Moïse se met en colère, Aaron participe au veau d’or, même avec la loi, car elle aussi est une matière qui se forge. Nous devons apprendre que si nous errons, cette errance permet de nous modeler, comme l’indique un proverbe yiddish « le juste est celui qui fait de nouvelles erreurs », « nouvelles », faut-il de la créativité dans les erreurs ? oui, étonnamment, il faut du renouveau car répéter les anciennes signifierait ne pas progresser. Souvenons-nous de toutes ces découvertes scientifiques, médicales, culinaires, artistiques faites par des erreurs, des formules erronées, des oublis.
Si nous valorisons l’erreur et la reconnaissons, s’agit-il pour autant de ne pas vouloir réussir ? Est-ce une manière de se satisfaire de la médiocrité ? Est-ce une manière d’être complaisant ou de penser dans un relativisme absolu que « rien n’est grave » ?
L’inclusion de l’échec comme expérience positive d’apprentissage permet de ne pas être paralysé par l’idée de réussir ou terrorisé par l’échec, elle permet une forme d’humilité à l’égard de notre vie ; nous n’avons pas toutes les clés et comme pour un tableau impressionniste, il faut reculer pour voir qu’une tache est en réalité une touche de peinture bien singulière qui donne à un tout sa couleur, sa vibration, son existence. Rappelons-nous ce que dit Joseph à ses frères lorsqu’il leur propose la réconciliation, « peut-être que j’ai été placé là pour une raison particulière »(cf. Gen.50 :20). Le grand plan, nous ne l’avons que rarement, et l’erreur, l’échec, nous ne savons pas systématiquement comment la lire, mais nous devons essayer de la déchiffrer comme une énigme pas comme une condamnation.
Et puis, penser l’échec comme une valeur presque positive nous permet d’oser encore plus, de dire : mieux vaut essayer et échouer que de ne pas essayer du tout. Les principes de précautions nous étouffent souvent, les fameux process ou procédures qui rassurent mais font oublier les finalités, et nous transforment en robots, les tableaux à respecter quitte à s’empêcher de réussir. Pour avoir peur d’échouer, à vouloir tout contrôler, nous disons « non » à beaucoup d’initiative. « Si vous le voulez ce ne sera pas un rêve disait Ben-Gourion im tirtsou ein zo aggada ». Dans l’existence du peuple juif, il y a temps de moments où nous aurions dû disparaitre et mourir, c’est parce que certains ont cru en des idées folles, ont mis de cotés leurs appréhensions de ce qui aurait pu, dû se passer, que nous sommes encore là aujourd’hui, des rêveurs, des fous, qui n’écoutent pas les « c’est impossible », les « vous allez droit vers l’échec ». Si nous osons risquer, nous faisons l’expérience d’un frottement au réel et nous en devenons plus humains. L’inclusion de l’échec dans notre expérience nous permet également de redéfinir la réussite. Les réunions de parents d’élèves sont des caricatures dans ce domaine. Les enfants sont considérés comme des chevaux dans une course de tiercé et les parents parient. Leur protégé doit arriver le premier dans cette course vers les positions, l’influence, le gain, le pouvoir, les titres. La question de savoir s’ils sont heureux, s’ils grandissent en devenant des personnes qui font du bien autour d’elles, s’ils ont chuté et se sont relevés parait absurde. Mais que cherche-t-on de la vie ? que disait le prophète Michée (6 :8) : « pratiquer la justice, aimer la bonté et marcher humblement devant ton Dieu ». Le kabbaliste Isaac Luria imagine la création du monde à partir de vases qui contenait la lumière originelle et qui se sont brisés. A nous, explique-t-il, de reconstituer les vases. Mais qui a brisé les vases, Dieu ? Sommes-nous les vases brisés au travers desquels la lumière passe ? Dans notre quête du sens de la vie, sachons tâtonner, trébucher, hésiter, assumons avec fierté nos erreurs de parcours, nos brisures, nos accidents, ce sont les meilleurs maîtres, soyons audacieux et comme le disait Oscar Wilde, « visons la lune pour atterrir car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles ».
Rabbin Pauline Bebe