« La passion du cœur m’apparait sur la face ; la face ne ment point, c’est le miroir du cœur »
(Ecrits et propos sur l’art), écrivait le peintre Henri Matisse, lui qui, de quelques simples traits faisait apparaître une personnalité, transparaître une âme, dessinait un visage ; un trait contournait le tout mais il était souvent laissé ouvert comme un ciel qui laisse passer les espérances, les yeux faits d’amandes plus ou moins rondes et leur prunelle débordante de sentiments. Un autre trait pour le nez qui traverse le visage d’un chemin que l’on suit en distinguant deux parties jamais égales – nez vu de face et de profil à la fois comme si la vision du tout devenait possible et se laissait prendre à de multiples interprétations et puis un trait pour les sourcils qui froncent ou décorent les yeux comme des parenthèses couchées, deux traits pour la bouche, un point c’est tout – non pas de point qui fermerait un message – une phrase qui ne se termine pas, va à l’infini comme des points de suspension, des traits qui évoquent mille et une choses à dire, mille et un secret sans jamais enfermer, sans jamais résumer. « Il y a deux façons d’exprimer les choses, poursuivait-il, l’une est de les montrer brutalement, l’autre de les évoquer avec art. En s’éloignant de la représentation littérale du mouvement, on aboutit à plus de beauté et plus de grandeur ». Que dit le peintre qui fait danser ses personnages ? Il oppose la brutalité à la grandeur, la littéralité à la délicatesse.
Depuis quelques mois, les visages que nous croisons en chemin ne donnent à voir que leurs yeux, et encore ! Les regards fuient et se détournent, s’évitent et se refusent les uns aux autres. Nous sommes privés du nez et de la bouche, de ces ouvertures de respirations, et les yeux ne suffisent pas pour nous connaître et nous reconnaître. Le visage est bien la somme, même s’ils ne s’ajoutent pas, de deux yeux, un nez, une bouche. Masqués désormais, les visages et les êtres glissent dans l’anonymat, et lorsque les actes ne portent plus de visage, ils dérapent et tombent dans la brutalité. L’autre est devenu non un partenaire de création et de vie mais un potentiel danger de mort. L’urgence, nous dit-on, la vie prime sur le visage mais quel visage ? Celui que l’on ne peut plus dévisager : un visage déformé, grimaçant, un visage privé de son goût, de sa bouche qui parle et dont on ne saisit plus les mots derrière un bout de tissu ou de papier qui les déforment, de ses parfums que l’on ne peut plus humer, et qui ne nous font plus tourner la tête, de ces tremblements des lèvres révélateurs d’un amour qui se dévoile timidement ou de ces lèvres mutines qui avancent pour faire la mou. Les masques, en nous sauvant sans doute, nous plongent dans le monde de l’anonymat, de l’indifférence, de la brutalité. La brutalité est-elle la conséquence nécessaire de l’urgence ? Son « dommage collatéral » comme on dit pour excuser les maux ? Les visages ne se flétrissent-ils pas dans cette violence-là, dans une autre mort, celle de l’humanité ? Doit-on pour aller vite et parer au plus pressé, froisser, oublier, rayer, effacer notre humanité ? L’urgence est-elle un prétexte d’inhumanité ?
Laisser moi commencer un embryon de réponse par une anecdote. Elle nous écoute peut-être et se reconnaitra. Une dame, une grande dame, pas loin d’avoir atteint un siècle d’âge, à la fois apparemment frêle et terriblement forte, avance au cimetière d’un pas chevrotant avec son déambulateur. Elle marche la tête haute pour accompagner son fils à sa dernière demeure, ce que la tradition juive appelle, beit hahayim, la maison de la vie. Celle qui a donné la vie, doit assister à cet au revoir sans retour, pleurant l’inversion des générations, dans le deuil impossible d’un enfant qui au lieu d’être étreint, s’éteint. Elle a besoin de se rafraichir, comme on dit pudiquement, ce que notre si belle tradition qui ne nie pas nos besoins physiques mais les considère comme une merveille, accompagne par la bénédiction « Béni sois-Tu Eternel notre Dieu, roi de l’univers, qui a créé l’être humain behokhma, avec sagesse, et a fait en lui des trous et des trous, des tuyaux et des tuyaux. Il est clair et connu devant le siège de ton Honneur, que si l’un d’eux s’ouvre ou si l’un d’eux se ferme, il sera impossible d’exister et de se tenir debout devant Toi ». Sagesse de la bénédiction qui place la sainteté dans les trous et les tuyaux sans lesquels la vie ne serait pas !
Et voilà que le couperet de l’employé des services de la municipalité tombe : « Madame, vous comprenez, les toilettes sont fermées, avec la crise sanitaire… ». Un exemple parmi tant d’autres où l’humanité fait place à la brutalité, et voilà que cette digne dame, avec son déambulatoire, le cœur et les jambes brisés, cherche l’ombre d’un arbre entre les tombes. Un exemple parmi tant d’autres d’une humanité froissée, jetée dans un caniveau comme un masque qui a fini d’être utile et laisse traîner aux yeux de tous son obsolescence programmée. Violence gratuite, d’une règlementation injustifiée qui réduit le donneur d’ordre et son exécuteur à leur animalité.
Faut-il penser que la nature de l’être humain est d’être une brute, que, comme le dit la Genèse « les conceptions du cœur de l’être humain sont mauvaises depuis son enfance », ki yetser lev haadam ra mine’ourav (Gen. 21 :8), que l’urgence du moment sha’at hadehak est une excuse pour permettre au plus détestable de l’humain de sortir de son antre comme une malédiction de la boite de Pandore ? Pas le temps pour des politesses, il faut être efficace ! Le philosophe Michel Serres dans son dernier livre avant sa mort « Relire le relié » constate que la violence et la mort sont de puissants moteurs de rassemblements : « Sur un banc public, écrit-il, deux amoureux s’embrassent, tout le monde passe. Une altercation commence, voix et gestes, entre deux voyous, beaucoup les regardent ; qu’un accident grave provoque des victimes couchées dans le sang, tout le monde alors s’arrête et s’assemble ; la violence et la mort relient le collectif, le tragique est sa passion. Nos médias exploitent cette tendance, en la nourrissant quotidiennement de cadavres et de morts » (p.102). L’œil est en effet attiré par le cruel, l’art s’en nourrit mais aussi les relations humaines et leur économie. La chasse, les corridas, les scènes de mises à mort, tout cela en témoigne et exploite cette soif de sang. Faut-il dire que c’est la nature humaine d’être brutal, d’aimer le sang qui coule, faut-il sublimer cette violence dans le sacré comme nous le montre René Girard, la déplacer de l’humain à l’animal, de l’animal à l’objet ? Nous l’avons fait -ce déplacement de brutalité envers les autres, les animaux et la nature sans pour autant nous en être débarrassé et en alimentant davantage le cercle de la violence. A tous les coins du monde Caïn continue de tuer Abel -on tue son frère, et il est plus facile de le tuer quand il est masqué, plus besoin de voir son visage. Il y a même une certaine complaisance envers la cruauté, comme si la brutalité était non seulement une nature mais une nécessité dont il fallait être fier. Le guerrier se vante de ses blessures de guerre, le chasseur de la taille de sa proie ; avoir combattu et vaincu est une fierté et requiert une reconnaissance souvent médaillée. Les actes de bravoure face à un ennemi sans pitié sont salués ; et quand ce n’est pas le champ guerrier, c’est aussi dans le travail, où l’entreprise est aussi bien trop souvent une arène de violence. On se vante d’avoir embauché « un tueur » qui pourra sans pitié faire le travail de renvoi des salariés sans qu’ils ne puissent broncher. On se vante d’avoir absorbé une plus petite et plus faible institution. La brutalité s’insinue même dans les relations amoureuses où l’amour même est vécu comme une conquête, on veut posséder au lieu d’entrer en dialogue. L’autre est l’objet du désir et non un sujet porteur de visage. Il est un corps, et non une âme dans un corps, lui aussi dépourvu de visage.
A l’inverse, toute perception ou expression de sensibilité est souvent confondue avec de la sensiblerie, une preuve de faiblesse. Il faut se montrer fort. Le visage est alors impassible, il masque toute forme d’empathie, d’humilité et de partage. La force est l’indifférence. Le romancier Albert Cohen s’en étonne : « Que cette horrible aventure des humains qui arrivent sur cette terre, rient, bougent puis soudain ne bougent plus, ne les rende pas bons, c’est incroyable. Et pourquoi vous répondent-ils si vite mal, d’une voix de cacatoès, si vous êtes doux avec eux, ce qui leur donne à penser que vous êtes sans importance, c’est-à-dire sans danger ? Ce qui fait que des tendres doivent faire semblant d’être méchants, pour qu’on leur fiche la paix, ou même, ce qui est tragique, pour qu’on les aime », écrit-il si justement dans « Le livre de ma mère ». La tendresse est-elle donc dépassée ?
Pour ceux qui disent que la brutalité fait partie de la définition de l’être humain, il faudrait alors l’accepter, baisser les bras, savoir en faire usage le mieux possible pour survivre dans un monde cruel. Pour ceux qui utopistes sans doute, veulent s’en débarrasser totalement, l’éradiquer, un magnifique midrash les en dissuade : voyant que le yetser hara, le mauvais penchant faisait trop de mal dans le monde, certains sages ont voulu le capturer. Ils lui ont couru après et il s’est laissé prendre. Mais une fois le yetser hara enfermé, pieds et poings liés, les sages se sont aperçus que le monde ne fonctionnait plus. On ne bâtissait plus de maison, on ne se séduisait plus, on entrait plus en affaire ». (Gen. R ; 9 :7 ; Eccl. R. 3 :11)
Alors que faire si le monde a besoin de passions bonnes et mauvaises pour exister ? Reprenons le contexte du verset pessimiste de la Genèse sur les pensées de l’être humain et le monde rempli de violence, « toutes les pensées de l’être humain sont mauvaises depuis son enfance » (Gen.8 :21) : la réponse donnée par la Torah, que l’on pourrait appeler anti-diluvienne – ou autrement dit l’envers du déluge -est l’alliance, la capacité de l’être humain à dire « non » à la brutalité, à mettre des mots sur les maux, ce que Caïn n’avait pas su faire. Sa main s’est levée sur son frère Abel mais contrairement à ce qui s’est passé pour Abraham, aucun ange ne l’arrêtera et son frère sera tué. La violence en hébreu alimouth est de la même racine que ilemouth le mutisme. Parler éloigne la violence sauf si bien sûr les mots sont des armes et détruisent. La parole peut être porteuse de mort elle-aussi mais elle peut être une caresse sur un visage qui s’offre. De plus, si par un jeu de mot sonore, on échange le alef avec un aïn on obtient lehit’alem, se dérober, se cacher, ignorer. La violence, la brutalité découle du détournement du regard, de l’indifférence au danger de son prochain « lo ta’amod al dam re’ekha »( Lév. 19 :16) ne reste pas debout devant le sang de ton prochain » dit le Lévitique ! « D’où me vient ce choc quand je passe indifférent au regard d’autrui ? questionne Emmanuel Lévinas (L’humanisme de l’autre homme, Fata Moragna, 1972, p.49) La relation avec Autrui, me met en question, me vide de moi-même et ne cesse de me vider en me découvrant des ressources toujours nouvelles ». Autrui m’indiffère, telle est la violence. Il pourrait ne pas exister que mon existence à moi ne serait pas changée. Je suis qui je suis peu importe qui tu es, où tu te trouves et ce que tu fais. Le visage masqué nie l’autre, il est le symbole d’une forme d’égoïsme, d’un quant à soi, je respire l’air même que j’ai expiré au risque d’asphyxier.
Mais la vie n’est-elle pas précisément l’inspiration de ce qui m’est étranger, et l’expiration de ce qui est passé par mes poumons, la parole prononcée et écoutée par l’autre, sa parole dite et reprise par moi, interprétée, les mots qui s’échangent sans filtres, les parfums de l’herbe fraiche du matin, le gout sucré sur les lèvres de l’embrun des mers le soir. L’humanité n’a-t-elle pas fleurit dans sa délicatesse, la capacité de dire « mercis » et « s’il vous plait », de suspendre son désir à la volonté de l’autre sans s’approprier ce qu’il a fait ou ce qu’il est. « Après vous » martèle aussi Emmanuel Lévinas, « cette formule de politesse devrait être la plus belle définition de notre civilisation ». « Après vous », et non moi d’abord, même Dieu dans un tsimtsoum un rétrécissement fait passer l’être humain avant Lui, mais l’être humain a oublié la réciprocité en ne lui laissant plus aucune place. Comme cette histoire hassidique le rappelle : l’être humain se plaignait de la lourdeur de sa tache et de ses responsabilités ; Dieu lui répondit : « ta tâche est beaucoup plus facile que la mienne » ! L’être humain Lui proposa alors d’échanger pour un seul jour et faire ainsi la comparaison. Dieu accepta et prit la place de l’humain tandis que l’être humain s’assit sur le trône de Dieu ; quand le soleil se coucha et le ciel revêtit son manteau de pourpre, d’orangers et d’indigo, l’être humain refusa de reprendre sa place et depuis la shekhina la présence divine est en exil ou en chemin.
Comment rendre à Dieu son trône ? Peut-être en écartant la brutalité et en redonnant sa place à la délicatesse. En cédant notre place plutôt qu’en se battant pour que l’autre ne puisse l’avoir. Dans l’urgence, il faut savoir penser le lendemain de l’urgence, la conséquence de nos actes de conquête, d’appropriation et de violence. Retrouver la beauté de la main qui se lève dans un geste indécis vers un autre visage pour le caresser mais qui retombe dans un lent mouvement d’arabesque parce que l’autre n’est pas prêt. Répondre au mots automatiques de « bonne journée » par un autre salut qui reconnait en l’autre non une machine qui répète un refrain appris par cœur, mais une âme qui s’inquiète sincèrement du bien-être de son prochain, qui soulève le masque des formules toutes faites et privées de leur sens, pour redonner une profondeur à l’existence de l’autre, reconnaitre le reflet divin qui se cache bien loin derrière la fatigue des énoncés qui deviennent violents par leur manque de ressenti. « La violence, dit Wladimir Jankélévitch, est une force faible car la force contraint tandis que le droit oblige ; vivre n’est pas se complaire dans la contemplation satisfaite de soi, dans le confort et la jouissance, mais c’est apprendre le don, la gratuité du geste généreux et se soumettre au devoir de reconnaitre chaque être comme irremplaçable ».
Réinstaurer le dialogue et dans le respect d’autrui : tout échange humain devient un combat non pas des idées mais de la personne, politique, scientifique, littéraire, philosophique, économique. La tradition juive nous apprend la diversité d’opinions et le respect de cette diversité. « Pourquoi les opinions de Shammaï sont-elles citées avant celles d’Hillel, parce que les disciples d’Hillel respectaient la divergence d’opinion et citaient l’opinion de leurs adversaires avant la leur » (M. Edouyoth 1 :4) apprend-on par le Talmud. Le respect de l’opinion de l’autre est la barrière contre la tyrannie de la pensée. Le pluralisme est salutaire, il est l’inverse de la pensée totalitaire. Si « ces paroles ci et ces paroles là sont les paroles de Dieu vivant » (TB, Eruvin) comme le dit le Talmud, si la vérité peut avoir plusieurs visages sans pour autant tomber dans le relativisme – « la torah a soixante-dix visages »(Nbs R. 13) disent les sages, alors on ne peut insulter le visage de l’un en portant aux nues celui de l’autre. On peut ne pas être d’accord sans humilier son adversaire. L’anonymat du masque autorise l’insulte parce que masqués nous ne sommes plus les auteurs de nos actes. Le masque qui obstrue la communication place un voile sur notre bouche, nous fait taire et nous redevenons Caïn face à Abel, Abel face à Cain dans ce terrible cercle de déterminisme entre victime et bourreau dont nous ne savons pas trouver l’issue. Lorsque les mots sortent, ils sont alors teintés de brutalité. Mais cette brutalité, même si elle existe en nous, peut être jugulée, maitrisée, retournée, canalisée. « Eizehou guibor hakovesh eth yitsro qui est le véritable héros, celui qui domine son penchant » (M. Avoth 4 :1), ses pulsions de mort et de violence. Joseph a su se réconcilier avec ses frères, nous devons nous réconcilier avec nos frères et sœurs humains. Alors on pourra aimer « le temps d’un battement de paupière » comme le dit Albert Cohen, aimer pleinement, aimer tendrement, aimer l’autre avec délicatesse. Quant à nos ennemis, ceux qui veulent nous voir disparaitre, il faut les contrer, et ne pas se laisser mourir, ou se laisser abattre mais les pires ennemis d’Israël, les Ammonites et les Moabites, qui les ont attaqués en profitant de leur faiblesse, sont eux aussi rachetés par ce que Rashi (Sur Nbs 31 :2) appelle « deux colombes divines » en la personne de Ruth et de Noémie. L’avenir et l’espérance messianique dépend de ces femmes issues d’un peuple ennemi transformé en ami.
Ne nous laissons pas posséder, happer par l’urgence en oubliant notre humanité. Laissons notre imagination recréer la proximité, comme ces médecins israéliens qui portaient leur photo au dessus de leur scaphandres pendant la pandémie pour que leurs malades puissent mettre un visage sur les ombres bienfaisantes qui les soignaient. Réfléchissons à l’essentiel pour ne pas permettre à l’humiliation de prendre le pas sur la sagesse. Laissons les larmes apparaitre dans nos yeux et couler sur nos joues scintillantes come les rayons du soleil sur la mer, faisant vibrer nos émotions de mille reflets, ce trop-plein d’émotion qui tout en débordant de la fenêtre de nos âmes, loin d’être une preuve de faiblesse nous rend plus humains, plus aimants, et plus aimables. Dans la dureté de la vie, retrouvons la douceur d’une caresse, l’expression de la passion, ce qui fait que nous sommes pleinement humains. Ne détournons pas nos regards, soyons présents aux autres, en semant sur leurs chemins des graines de gentillesse, des pépites de savoir-vivre, des plantations de s‘il vous plait et d’après-vous, des fleurs de délicatesse.
Rabbin Pauline Bebe