« L’amour demande un peu d’avenir, il n’y avait pour nous que des instants, écrit Albert Camus dans son fameux livre La peste. Vivre dans l’instant, c’est ce que la période pandémique nous a incité à faire depuis un an et demi. C’est déjà le second rosh hashana que nous vivons avec des masques en se demandant comment nous réunir et célébrer sans nous mettre en danger. Impossible de prévoir et nos capacités d’adaptation ont été testées chaque jour en même temps que nos narines mais sans test eugénique ou PCR ! Comment faire rire Dieu ? En lui faisant part de nos plans … disait-on depuis toujours dans le folklore juif. Ce clin d’œil de la tradition juive reste toujours vrai. Cette pandémie nous a invité à méditer, en nous mettant face à la préciosité de la vie, elle nous a incité à penser au sens l’existence, devant la mort et les soucis de santé, elle nous a fait réfléchir en miroir à la vie comme le font également ces fêtes de Tishri. Les risques encourus nous en font apprécier davantage chaque instant. Les essais de freinage de la propagation du virus ont été multiples et dans la définition de ce que l’on avait le droit de faire et de ce qui était interdit, les orientations politiques se sont mêlées d’éthique. Rien de plus normal, dans la Bible aussi, les rois étaient conseillés ou réprimandés par les prophètes. Chaque dimension de la vie a sa part d’éthique. Le roi devait lire tous les jours son Sefer Torah, son livre de la Torah, le garder à son chevet – une manière de lui rappeler qu’il n’était pas au-dessus de la loi et que ses décisions devaient être inspirées. Avec les décrets sur la fermeture des commerces non-essentiels, le bâchage des rayons de livres dans les supermarchés, la fermeture des musées et des lieux de culture et culte pour un temps, la question s’est posée à nous : Qu’est-ce que l’essentiel ? de quoi avons-nous besoin pour vivre ? « Vivre est la chose la plus rare, la plupart des gens se contentent d’exister » s’exclamait Oscar Wilde.
Comment vivre alors quand les espaces de rêves sont clos, quand l’horizon arrête notre regard plutôt que de le porter à l’infini ? Quand l’urgence nous dicte le moment, quand la peur de la contamination nous transforme en animaux tapis dans nos terriers ; quand le doux parfum de celui que je croise n’effleure plus mes narines, ne fait plus vibrer mon âme ; quand le rire même devient suspicieux face au sérieux nécessaire qu’intime une situation dramatique ? Point de légèreté dans la gravité, celui qui rit est condamné pour indifférence, même si le rire est philosophe ! Une vie feutrée, mise sur pause comme une série dont on va suspendre le scénario pour un moment qui dure et s’allonge, une vie où l’on parle à voix basse ou bien où l’on crie pour dire son désarroi. Comment faire pour que l’urgence ne bâillonne pas notre humanité, n’interdise pas les bavardages, l’échange complice des regards, un coin de sourire qui vient lever le rideau obscur des chiffres qui tombent comme des mauvaises nouvelles quotidiennes nourrissant une permanente inquiétude ? Comment faire pour retrouver l’insoutenable légèreté de l’être ? A quoi se résume l’humanité quand elle doit penser à sa survie et voit tout contact avec l’autre comme un danger ?
L’essentiel s’est résumé pour un moment aux supermarchés. Les petits magasins étaient fermés, les libraires ne pouvaient plus donner à lire, les commandes se faisaient sur internet, interdisant tout contact humain car potentiellement nocif pour la santé. Impossible de boire un verre entre amis, de siroter un café, même à l’extérieur, même avec un masque. Souvent les grands-parents ne pouvaient plus voir leurs petits-enfants et obéissaient tristement à des ordres : la vie, sauver la vie à tout prix mais, avec le recul, on peut se demander quelle vie ? On oubliait d’être inventifs souvent paralysés par la peur et les étincelles dans les yeux des anciens diminuaient au fur et à mesure que le temps passait pour parfois s’éteindre par manque d’amour. Qu’est-ce que l’essentiel, qu’est-ce que le superflu « Oui, c’est dans cette atmosphère qu’il ferait bon vivre, — là-bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité. » soulignait Baudelaire. Le bonheur était vu comme une utopie, un lieu interdit, un peu comme le pardes des rabbins du Talmud, inatteignable, illusoire, hasardeux.
Dans l’urgence sha’at hadehak disent les rabbins accoutumés, car oui le peuple juif et l’humanité a connu des urgences bien plus graves, il fallait penser d’abord aux produits de première nécessité mais en faisant cela, l’âme de l’être humain n’a -t-elle pas été froissée ? Et si nous, synagogue, lieu de culte, de spiritualité et de culture, avons pu maintenir nos activités en ligne pour la plupart et même célébrer des bar et bat mistwa, présenter des nouveau-nés à la Torah, continuer l’enseignement de la Torah à distance, une partie de nous n’était-elle pas un peu déliquescente comme ces montres sur les tableaux de Salvator Dali qui font dégouliner le temps ? La joie sur les visages de ceux qui revenaient au compte-gouttes à la synagogue après une longue absence était palpable – oserai-je dire dans une société où l’on n’ose plus se toucher sans gel hydroalcoolique à portée de main ! Rabbi Nahman de Braslav disait « il faut danser tous les jours, ne fut-ce que par la pensée », j’ai vu des personnes danser en revenant après un an à la synagogue ! Quelle joie ! Ces gestes erratiques ou bien pensés de nos corps qui se meuvent au rythme d’une musique du cœur ont bien exprimé l’exultation après un manque, un manque d’humanité, de rencontres, d’embrassades, de temps passés ensemble, de spiritualité.
Quels sont donc ces produits de première nécessité, ces besoins essentiels qui fondent ce que nous sommes ? Boire et manger bien sûr. Spinoza le décrit : « appartient à l’essence d’une chose ce qui, étant donné, fait que cette chose est nécessairement posée, et qui, supprimé fait que c’est chose est nécessairement supprimée » ; la nécessité : nous savons combien l’eau et la nourriture sont indispensables à notre vie. Les chiffres de la faim dans le monde pour des raisons de conflits, de la pandémie ou du réchauffement climatique sont toujours effrayants.
Alors oui l’alimentation est essentielle à la vie et nous devons toujours penser et agir pour ceux qui ne mangent pas à leur faim ici comme ailleurs dans le monde. Le souci de l’autre est sans doute le fondement de toute éthique résumée par le Lévitique (19 :18) « tu aimeras ton prochain comme toi-même » veahavta lereéekha kamokha. Le rabbin Avdimi de Haïfa dans le Talmud (Baba Batra 12b) souligne cette nécessité de manière imagée : « avant qu’une personne ne mange ou ne boive, il a deux cœurs. Il est en effet tiraillé parce que la faim le distrait mais après avoir mangé et bu, il n’a plus qu’un seul cœur ». Ce maître décrit la satisfaction incontournable du corps pour que nous puissions mettre notre cœur à l’ouvrage. L’attention au corps est une attention au cœur. Le cœur est au cœur du corps dans un cœur à corps.
Le corps dans la tradition juive a toujours fait l’objet d’une attention particulière. Il est un don de Dieu, nous devons en prendre soin. Le traité Shabbath 50a nous dit notamment : « on doit laver son visage, ses mains et ses pieds chaque jour par respect pour son Créateur ». Le traité Sanhédrin 6 : 5 va même plus loin : « lorsqu’un être humain souffre, la Présence Divine dit : « Hélas ma tête, hélas mon bras ! » c’est comme si, explique le poète Bialik (Halakha et Aggada p.32) » la Présence Divine était frappée elle-même et se plaignait de son sort « , comme si, j’ajouterai, au bout de nos doigts se trouvait cette présence, elle ressent ce que nous ressentons, elle est la prolongation de nous-mêmes sans être nous-mêmes, lehavdil, mais comme un parent qui souffrirait de voir son enfant souffrir dans un lien indéfectible et silencieux, invisible et si fort que l’on peut ressentir à l’égard de toute personne que l’on aime. Mais si le corps fait l’objet d’une attention, il ne fait pas l’objet de toute notre attention, d’une attention exclusive. Nous ne vouons pas un culte à notre corps comme dans une certaine vision helléniste ou publicitaire et à l’inverse, nous ne sommes pas non plus de purs esprits. Rappelons-nous cette lutte fratricide entre Caïn la possession et Abel, hevel le souffle. Caïn peut être le symbole de la matière, Abel de l’esprit. Abel ne peut vivre tout seul et cette lutte emblématique des deux premiers frères de l’humanité représente peut-être une lutte entre le monde de la matière et le monde de l’esprit ; Caïn de « kaniti ish eth Adonaï » (Gen. 4 :1) explique Eve, j’ai acquis un enfant avec l’Eternel, celle qui de manière biaisée voit la création d’un enfant comme une possession exclusive, elle fait de son enfant un objet qu’elle possède et Dieu avec ; elle s’associe le divin pour posséder un autre humain. Serait-ce la première métaphore d’un pouvoir tyrannique qui justifie la domination de l’autre par le religieux, une mainmise politico-religieuse en quelque sorte ? Caïn, celui qui vit dans les champs, de leur production, de la matière, celui qui est possédé et possède est l’homme de la conquête. Il est celui qui dit « ce qui est à toi est à moi » shelkha sheli (Avoth 5 :10). Il ne vit que dans la prise du jouet de l’autre qu’il soit enfant ou adulte. Quant à Hevel il est l’inverse, le souffle, l’esprit, l’être. Lui est éthéré, sans ancrage aucun dans la réalité, il pense ne pas avoir besoin de nourriture terrestre ; il méprise les besoins matériels. Nous entendons peut-être dans cette description de Caïn le négatif puis d’Abel le positif parce que nous sommes influencés par cette culture platonicienne qui voit dans le corps le tombeau de l’âme, qui nous dit qu’il faut écarter les besoins du corps pour aller vers l’âme. Caïn peut représenter la civilisation individualiste, la célébration de la matière, du « je », du corps devenu divin, la consommation de soi, de l’autre et du monde. Hevel est quant à lui le pur esprit, celui qui rejette le corps comme source unique de ses soucis, pensant pouvoir le contrôler pour s’en débarrasser. Il peut être comme chez Platon, celui qui voue un culte au monde des idées, l’intellect, qui bride le corps et souvent relègue les femmes au monde de la matière, les réduit à n’être des objets de sexualité. Abel veut se désincarner pour être aussi divin. Au fond chacun veut tirer la couverture du divin à soi, celui qui ne célèbre que le corps, celui qui ne célèbre que l’âme et désire se débarrasser de l’autre encombrant, celui qui n’a rien compris. Mais un corps sans âme est mort, une âme sans corps n’est plus de ce monde non plus, dit le midrash Tanhuma (Vayikra 11). De nombreuses civilisations ont pensé la dualité irréductible de l’âme et du corps, les ont envisagés comme des ennemis, comme Caïn et Abel, deux frères dont l’un finit par tuer l’autre. Le livre de la Genèse, chapitre après chapitre est la métaphore d’une réconciliation de ces principes, ceux qui se perçoivent comme opposés doivent voir en l’autre leur même, leur semblable et se mettre à dialoguer, à construire ensemble pour vivre. La vie est au bout de cette coopération, ce partenariat. Rappelons-nous Adam et Eve, Caïn et Abel n’arrivent pas à prononcer une seule parole entre eux, une parole qui aurait pu éviter l’incompréhension et la violence.
L’urgence nous a par conséquent réduit à la matière, à n’être que des Caïn, l’implication sous-jacente de la fameuse essence de ces commerces essentiels. Se nourrir, travailler, produire, l’être humain se mesure dans sa subsistance et son efficacité à faire. Et voilà comme nous l’explique le philosophe André Comte-Sponville l’alternative à laquelle nous sommes confrontés : « d’un côté le fanatisme religieux se posant comme rempart contre la décadence spirituelle d’une humanité consumériste, de l’autre le nihilisme rejetant la spiritualité et les valeurs de la modernité en même temps qu’il se fait antireligieux […] il faudrait démontrer que nous ne sommes pas condamnés à l’alternative de l’hédonisme individualiste vulgaire et du dogmatisme religieux ». Il propose comme solution à cette alternative soit d’avoir recours à des philosophies orientales, soit un pur et simple rejet de Dieu. Mais le judaïsme, souvent méconnu ou absorbé malgré lui dans ce que l’on appelle « la civilisation judéo-chrétienne », a déjà offert une autre lecture pour sortir de cette dialectique. Face à la lutte entre matière et esprit, corps et âme, raison et révélation, sciences et croyances, il répond : ni Caïn, ni Abel mais bien Caïn et Abel, Esaü et Jacob, la conciliation de ces principes contraires, n’est-ce pas l’essence de ce que nous sommes ?
Lorsque Albert Einstein disait « la matière est l’esprit réduit au point de visibilité », il exprimait précisément une alternative non dualiste présente dans le livre de la Genèse. La Genèse présentait la création de l’être humain ainsi, poussière de la terre et souffle qui le rend un être vivant nefesh haya (2,7), « l’Eternel Dieu façonna l’être humain, poussière détachée du sol, fit pénétrer dans ses narines un souffle de vie, et l’être humain devint un être vivant ». L’être humain est à la fois matière et souffle, poussière de sable et poussière d’étoiles, des racines et des ailes comme le dit le Talmud. Croire qu’il n’est que l’un ou que l’autre le réduit à une futilité ou à une désespérance. L’essentiel n’est pas que de nourrir son corps même si le corps doit être nourri. Lo al lekhem bilvad yiyehé haadam, l’être humain ne vit pas seulement de pain, lit-on dans le Deutéronome (8 :3) que Avi Ezer commente ainsi au XVIIIème siècle « veyatsmiah hagishemi veharouhani yahad. L’âme concrète et l’âme spirituelle poussent ensemble ». Le verset du Deutéronome parle de la manne, cette nourriture céleste, qui a enseigné aux enfants d’Israël la confiance malgré les incertitudes du lendemain. Le monde du désert est lui aussi un monde aride d’incertitude. La manne est une matière tombée du ciel pour ainsi dire. Mais la manne a celà de particulier, nous dit le midrash, qu’elle prenait le goût de ce à quoi l’on pensait. Ce qui nous nourrit est influencé par le moment, les circonstances, le rayon de soleil qui l’éclaire ou les nuages brumeux qui l’entourent. Nous savons combien un repas peut être mal digéré lorsqu’il est consommé avec des personnes qui nous veulent du mal et combien au contraire une simple tasse de thé ou un café dégusté avec un ami peut avoir un goût de paradis. La manne, disent les rabbins, man hou quelle est-elle ? La manne est une question, une question qui nous vient du ciel ! Nous mangeons des points d’interrogation, notre ventre gargouille d’incertitudes et lorsque nous sommes rassasiés toutes les questions restent ouvertes.
« Nous sommes des êtres spirituels, pas des mutations hasardeuses de gènes, se reproduisant aveuglement pour l’avenir, écrit le rabbin Jonathan Sachs, nous ne sommes pas que des êtres physiques mus par des besoins biologiques. Nous avons des espoirs, des rêves, des peurs, des amours. Nous désirons ardemment les liens, nous cherchons le sens. Nous faisons l’expérience de la transcendance ». En effet, au creux d’une madeleine peut résider un souvenir, comme le disait Marcel Proust; dans la lecture d’un verset un oiseau peut déplier ses ailes, disait Levinas. « Lire, c’est boire et manger, écrivait Victor Hugo, l’esprit qui ne lit pas maigrit comme le corps qui ne mange pas » ou encore « aucune grâce extérieure n’est complète si la beauté intérieure ne la vivifie. La beauté de l’âme se répand comme une lumière mystérieuse sur la beauté du corps ». Le concret et l’abstrait se mêlent dans une danse amoureuse, là où érotisme et éthique peuvent écrire une histoire d’amour ensemble. C’est ce que décrit le Cantique des cantiques « mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe, qui repose sur mon sein. Mon bien-aimé est pour moi une grappe de troène dans les vignes d’En-ghedi » (I, 13). Le corps est support, point de départ, mais n’est pas laissé de côté, il participe pleinement à une expérience à la fois sensuelle et émotionnelle.
Le talmud (TB, Sanh.91 a-b ; Lev. R. 4 :5) se fait l’écho de ce partenariat indéfectible corps-âme dans la mise en scène d’un dialogue entre l’Empereur Antonin et rabbi Yehouda hanassi, à qui on attribue l’édition de la Mishna dans les premiers siècles de notre ère. L’empereur interpelle le rabbin en ces termes : « Il me semble qu’après la mort, il serait simple pour le corps et l’âme d’échapper à tout jugement des Cieux. Le corps pourrait par exemple plaider en disant : seule l’âme a transgressé, regarde, à partir du moment où elle m’a quitté, je suis allongé dans la tombe comme une pierre silencieuse. De même l’âme pourrait-elle dire, le corps a transgressé car depuis que je l’ai quitté, je vole dans les airs comme un oiseau ». Rabbi Yehouda, pour lui répondre, fait appel à une métaphore. Un roi possédait un verger magnifique qui produisait des figues succulentes. Il engagea deux gardiens, l’un malvoyant et l’autre boiteux pour empêcher quiconque de venir goûter à ses figues. Un jour cependant, le gardien qui ne pouvait pas marcher dit à celui qui ne pouvait pas voir: je vois de belles figues qui ont déjà poussé sur les figuiers. Si tu me prends sur tes épaules, nous pourrons les cueillir et les manger ! L’homme qui ne pouvait pas déambuler grimpa sur les épaules de celui qui ne pouvait pas distinguer. Ensemble, ils cueillirent des figues et les dégustèrent. Après quelques temps le roi visitant son verger s’exclama : « où sont ces premières figues produites par les figuiers ? L’homme qui ne voyait pas dit : pourquoi m’accuser, ai-je des yeux pour voir ? et l’homme qui ne marchait pas répondit comment peux-tu me soupçonner, ai-je des jambes pour marcher ? Que fit le roi ? il demanda à ses soldats de placer l’homme boiteux sur les épaules du malvoyant et il jugea les deux ensembles comme s’ils n’étaient qu’un. Ainsi le saint béni soit-il prendra l’âme, la mettra dans le corps pour les juger ensemble comme il est dit dans les Psaumes (50 :4) Dieu appellera les cieux de là haut et la terre d’en bas pour juger le peuple de Dieu, les cieux shamayim– c’est l’âme, la terre haaretz -c’est le corps, afin que le peuple soit jugé, ladin ‘amo c’est « ensemble ».
Corps et âme ne font qu’un, et l’un ne peut échapper de ce que fait l’autre, car aucun ne peut agir sans l’autre. Ce qui est particulièrement frappant dans ce midrash, c’est que l’être humain est pensé comme un lien entre la terre et le ciel, il est un trait d’union; le glébeux, comme l’appelait André Chouraqui, est fait de poussière d’étoiles. Il ne peut nier l’un ou l’autre, ou bien le corps est boiteux sans cœur ou sans âme, ou l’âme est aveugle sans corps, ou bien l’âme ne peut aller en chemin sans matière, et le corps ne peut voir sans âme, quand aux figues ne sont-elles pas souvent comparées à la Torah dans laquelle on se plonge corps et âme, mets délicieux que l’on déroberait à un Dieu qui partage le précieux, c’est-à-dire l’essentiel, ha’ikar, le principe, la racine. Rappelons-nous cet épisode où l’on reprochait au rabbin Abraham Heschel de manifester aux cotés de Martin Luther King pour la dignité humaine et contre la ségrégation. Sa réponse a été : « quand je manifeste, je prie avec mes pieds » ! Chaque partie de notre corps peut chanter un cantique, apprécier le moment et c’est sur la musique de nos cellules que notre âme chante et que notre corps danse.
Nous cherchons le ravissement d’une mélodie qui parle à notre âme et résonne dans notre corps, nous voulons l’écouter avec notre voisin, nous lisons dans une touche de peinture un hommage à la vie qui nous soulève nos pieds comme le fait vivre Chagall à ses personnages, nous émerveillons nos papilles avec un mets délicieux du Cantique des cantiques, nous écoutons les oiseaux chanter et se dire des secrets, nous entendons les arbres pousser et nous donner la fraicheur de l’ombre un jour ivre de soleil. Et c’est ensemble que nous célébrons la vie, la création, la capacité de rêver – pas en promeneur solitaire. Comme les lettres d’un mot, comme les mots d’une phrase comme les couplets d’un poème, c’est côte à côte que nous trouvons l’essentiel. Le lien à l’autre est la fabrique de notre humanité.
Alors l’on sait que si la santé est prioritaire parce qu’à elle la vie se suspend, elle se tisse aussi autour des fils de l’espérance et du lien à l’autre. Nous avons été réduits à être des morceaux de matière qui, s’ils s’entrechoquaient, pouvaient se réduire au silence, mais nous avons oublié que l’âme et le corps ne font qu’un, qu’une conversation dans un hôpital ou une maison de retraite peut ramener le sourire à une personne alitée, isolée, qu’aux cotés des experts de la santé, de la science – qui eux aussi le demandaient- il fallait ce brin de mystère pour les soutenir, les consoler, les aimer, que nous pouvons rester créatifs dans des temps d’urgence : en respectant la prudence pour fleurir la vie de ces je ne sais quoi et de ces petits riens qui la rendent intense, une vie qui vaut la peine d’être vécue, où la dimension spirituelle prend toute sa place dans le pain dont nous nous nourrissons, dans la main que nous tendons, dans la lecture du livre que nous partageons. Ne laissons pas l’essentiel se réduire comme une peau de chagrin, laissons respirer nos âmes et nos corps dans des danses endiablées et ne cessons jamais de rêver.