« Avec du bleu, du rouge, du jaune,
J’ai peint les musiciens, les danseurs sur scène
Avec du bleu, du rouge, du jaune
Pour vous, j’ai peint le Tabernacle »
écrit Marc Chagall qui, sur sa palette de peintre a saupoudré quelques mots de poésie pour les inscrire proches d’une toile. Ainsi l’œil passe du tableau débordant de couleurs à la page noire et blanche puis revient à l’image, l’œil voit, l’œil lit et se réjouit. Et tout comme les couleurs influencent le sens, le blanc et le noir de l’écriture bavent aussi sur les toiles, leur apportant l’ombre et la lumière. Les scènes antiques se succèdent, les mots anciens des parchemins bibliques inspirent le peintre poète. Le blanc laiteux y dessine comme une voie lactée sur fond de ciel profond, des étincelles de lumière. Il vient illuminer ces scènes où souvent s’invitent des personnages ailés. Qui sont-ils ? des malakhim, des anges. Pure imagination pourrait-on dire, pure licence artistique ? Mais non, s’il les fait apparaître sur ses toiles, c’est que déjà ils venaient d’un autre imaginaire, ils pointaient leurs ailes et le bout de leur nez entre les lettres de l’Ecriture. Pourtant nos esprits rationnels, cartésiens et scientifiques les ont relégués, ces êtres ailés, à la métaphore. Ils ont froissé leurs ailes et les ont empêchés de voler un peu comme lorsqu’un adulte dit à un enfant « tu ne vas pas croire à cela tout de même » ! Sommes-nous des briseurs de rêve ? La raison mène-t-elle une guerre contre l’imaginaire, l’intellect contre la sensation, la science contre l’émotion ? Le scientifique Albert Einstein ne disait-il pas que « l’imagination est plus importante que le savoir » ?
Bien sûr accepter l’existence d’êtres intermédiaires est un véritable défi lancé au monothéisme. Nous n’avons qu’un seul Dieu, nous juifs, même si nous n’y croyons pas toujours, comme le soulignait l’humoriste. Donner de la réalité aux anges pourrait diminuer la Toute Puissance divine, ou nous laisser glisser vers la superstition, verser dans une obscurité dangereuse qui nuirait à la notion d’une référence unique et transcendantale, d’un bien universel. Moïse Maïmonide et d’autres savants juifs rationalistes se sont attachés à le démontrer. Dans la tradition juive, Dieu ne lutte pas contre des forces magiques qui s’opposeraient à Sa volonté puisqu’Il est la source de tout pouvoir. Mais alors que sont ces anges et que représentent-ils ? Devons-nous les éloigner comme une sorte de ventilateur cartésien qui par son souffle écarterait toutes les pensées mystiques en dehors de son champ ? Comment les comprendre sans rabioter, diminuer l’image ou la non-image d’un Dieu invisible et unique ? Et s’ils sont une métaphore, de quoi sont-ils les symboles ? Que représentent-ils dans un monde onirique où la représentation et l’appropriation sont interdites ? Que faire de ces nuages de lumière qui éclairent les tableaux des maîtres et les lignes de nos textes ? Sur le chemin du rêve, peut-être faut-il en distinguer au moins trois, l’ange de l’espoir, celui du combat et celui du dépassement ?
Grimpons sur leurs ailes pour amorcer ce voyage onirique. Ils semblent remplir des fonctions bien différentes, ces anges. Pour n’en citer que quelques-unes, les anges qui gardent la porte du jardin d’Eden avec leurs épées flamboyantes ne sont pas les mêmes que ceux qui sont placés sur le frontispice de l’Arche, ni ceux qui rendent visite à Abraham et Sarah ou encore celui avec qui Jacob combat. Malakh signifie la mission et les rabbins expliquent que pour la plupart, une fois leur mission achevée, ils disparaissent un peu comme le magnétophone de « mission impossible ». Mais cela donne à réfléchir : le mot « mission » est celui que l’on peut aussi traduire par travail dans la question ma melakhtekha ? Quelle est ta mission ou ta profession ? Une question sans doute classique dans tout bon manuel de conversation – pas seulement entre les anges mais surtout entre les êtres humains. Ainsi chacun d’entre nous aurait une mission en ce monde à accomplir, une tâche qui, si elle n’est pas terminée, nous retient. Le travail n’est pas considéré comme l’occupation d’un temps vide mais comme une bénédiction, un rôle qui nous est confié ou que nous devons accomplir, pour autant qu’il soit avoda service et non avedouth esclavage. Ce rôle et cette mission donneraient un sens à notre vie. La figure de l’ange peut représenter cette mission, mais avant même la mission, la possibilité qu’elle soit accomplie.
Dans le cas par exemple des étranges visiteurs qui viennent annoncer à Abraham et Sarah une naissance tardive, celle de leur fils Yitzhak dont le nom signifie « il rira », la mission de l’ange est de soulever le voile de l’espoir, de dire : même lorsqu’une situation apparaît désespérée, caresser l’espoir ou les ailes de l’ange, est déjà lui permettre de naître et d’accomplir sa mission. Autrement dit, couper les ailes de l’ange signifierait dire « c’est impossible ! ». Imaginer qu’une solution reste toujours envisageable, quelles que soient les difficultés, quelles que soient les conclusions logiques de la raison, c’est dessiner le bout des ailes d’un ange. Certains rabbins hassidiques, comme Elimelekh de Lisensk, considèrent que chaque fois qu’une parole d’espoir est prononcée, c’est un ange qui est créé et peut déployer ses ailes. Il suffit juste alors pour l’être humain d’y ajouter sa respiration, neshama, c’est- à- dire son âme, pour lui donner une réalité, incarner son message. Comme si l’ange était le musicien d’une partition divine que nous décidions d’écouter et d’enchanter. C’est parce que Abraham et Sarah ont entendu cette parole de promesse énoncée par ces étranges visiteurs qu’ils ont pu sécher leurs larmes et laisser la place au rire, à l’espoir, à la possibilité de bâtir l’avenir. Hagar, avec laquelle Abraham s’unit quand Sarah ne peut enfanter, alors qu’elle s’est moquée puis a été rejetée, verra dans le désert ce puits qu’elle n’avait pas vu auparavant, qui sauvera son enfant et elle-même d’un avenir sombre. Echapper à un destin qui scelle, condamne, enferme et ne contient que la mort comme issue, ne commence à être possible que si l’on envisage des voies de sorties, des échappées, de belles échappées, des échappées belles. C’est le leitmotiv du judaïsme qui nous rappelle sans cesse la sortie d’Egypte. Si nos ancêtres sont sortis d’Egypte, alors que la raison fermait tout horizon, toute perspective, et quand bien même les hébreux eux-mêmes ont été désespérés, c’est parce que les portes de l’espoir sont restées entrouvertes, qu’un ange s’y est glissé pour créer un courant d’air, juste l’espace d’y déployer ses ailes. Là où l’avenir est occlus, bouché, l’ange est un ouvre-bouteille, là où il est clos, l’ange éclot. « Je suis juif, écrit Edmond Fleg, parce qu’en tout temps où crie une désespérance le juif espère ». Ainsi selon Catherine Chalier, la mission de l’ange est là « d’ouvrir le présent sur l’avenir ». (Des anges et des hommes, p.68)
Mais qu’en est-il des anges du rêve de Jacob ou celui de son combat qui, avant de le laisser partir, lui froisse le muscle de la cuisse ?
Les anges qui montent et descendent sur l’échelle de son rêve, que font-ils ? Ils observent le visage endormi du patriarche qui fuit la violence de son frère Esaü ; ils l’extraient d’une réalité sans issue, elle aussi, et le transportent au-delà de lui-même. Ils tracent le chemin de « l’école de ciel » (E. Fleg). Les rabbins s’étonnent qu’ils montent et descendent au lieu de descendre et monter si leur habitat est dans le ciel mais peut-être que ces anges sont créés par l’esprit de Jacob endormi ? Rappelons-nous, Jacob a trompé son frère en lui prenant son droit d’aînesse ; Esaü pouvait alors chercher à se venger. La fuite paraissait la seule solution, pourtant ce n’est pas celle que la Torah préfère. Ce n’est qu’après le combat avec l’ange que Jacob, transformé en Israël, pourra affronter le visage de son frère ou plutôt le rencontrer réellement. Le texte parle d’un homme ish puis de Dieu. S’agit-il de la figure d’Esaü, son frère, qui vient le hanter à l’aube de ces retrouvailles comme un mauvais rêve vient nous bousculer avant une échéance importante ; la peur de rater, l’angoisse de l’échec, l’évitement nécessaire de la violence ? Pourtant dit le rabbin Jonathan Sachs (sur la parasha Ki tetsé) il faut savoir lâcher la haine qui ne produit qu’elle-même, principe d’enfermement et qui finit par nous détruire. « Ne hais pas l’Edomite dans ton cœur car il est ton frère » « ne hais pas l’Egyptien car vous avez été étrangers en Egypte » ; telle est la leçon aussi qu’apprend Jacob à l’égard de son frère Esaü. « Jacob, écrit Catherine Chalier, a en effet pris la fuite devant la haine d’Esaü, il ne l’a jamais affrontée, or c’est maintenant ce qu’’il doit faire s’il veut s’avancer vers la terre promise à ses pères, là où sa voix doit se faire entendre pour transmettre des paroles de vie, c’est à dire de bénédictions, à ses descendants (pp.99-100) [..]il faut, en temps opportun, comme Jacob, revenir sur le lieu où cette haine a germé, grandi puis explosé, pour la regarder, l’affronter et découvrir avec effroi qu’aucune fuite ne l’efface jamais : la haine est toujours là, prête à sévir en réclamant son dû qui, de fait, semble insatiable ». C’est ainsi que Jacob, comme nous tous, doit faire face à sa peur, laisser voir son visage au lieu de le détourner. Faire face, c’est montrer son visage. Fuir, c’est le détourner. Ce n’est ni le visage de la bête ni celui de l’ange, c’est celui d’un être humain doté d’un regard qu’il tourne vers l’autre, son frère. Dès lors que l’autre n’est plus une menace, nous pouvons lui adresser la parole. Si cette période particulière des fêtes de Tishri est exigeante, c’est parce qu’elle nous demande de ne pas détourner nos regards mais au contraire d’affronter, de faire face à l’opposition, ne pas faire comme si elle n’existait pas. L’ange vient-il du plus profond des angoisses du patriarche ? Jacob a-t-il fait une caricature de son frère, le condamnant à une image grotesque, farouche ? Il doit alors le faire sortir de ses traits gros et gras, faire exploser les chaînes de son cœur pour y trouver une fragilité, la capacité de comprendre son point de vue. La Torah ne voit pas de manière manichéenne les bons et les méchants, même Caïn qui a tué son frère plaidera sa cause auprès de Dieu et obtiendra une protection. Dieu l’entendra quand il lui dira que personne ne lui a enseigné la préciosité de la vie. Esaü quant à lui pleure et nous pleurons avec lui quand Jacob lui prend sa bénédiction. Et si les frères ou les sœurs s’opposent, ce sont souvent pour des raisons de conquête, de jalousie, de concurrence pour l’amour de l’un ou de l’autre. Dans le combat avec l’ange que nous menons avec nous-mêmes, nous devons laisser aussi l’espace à l’ange de déployer ses ailes. Si dans une relation il y a trop de « moi(s) » qui s’arrachent l’espace et veulent l’occuper, il n’y a plus d’espace ni pour la parole, ni pour les anges. Les mots sont des insultes, les visages dégoulinent sous les cris et les pleurs et se déchirent. L’ange est le doute, la possibilité de dire j’avais peut-être tort, ou je n’ai pas toujours raison. Je ne détiens pas la vérité, la vérité est dans cet espace de dialogue, le ressenti du toi et du moi, cet espace où le souffle de chacun peut s’installer dans un baiser soupiré d’amour ou d’amitié. Le dialogue demande de découvrir sa propre vulnérabilité et ses erreurs. Il demande d’ouvrir les yeux et la bouche, mais aussi les oreilles pour entendre ce que l’autre a à dire, voir la part d’ange dans son visage, l’envisager.
Il y a aussi l’ange du dépassement, celui du détournement, ces anges qui ont arrêté le geste meurtrier d’Abraham, texte que nous lisons le jour de Rosh Hashana. Quelle folie peut faire imaginer à l’homme que son dieu lui demande de sacrifier son enfant ? La peine la plus terrible. Comment un parent qu’il soit divin ou non peut ordonner la suppression de la vie qu’il ou elle a permis. Des anges ont pleuré à ce moment et leurs larmes, dit le Midrash Rabba (53 :14), qui tombaient du ciel, ont fait fondre le couteau du sacrifice. Il s’agit des malakhei hashalom explique le Zohar, des anges de paix qui accompagnent les fidèles le jour du Shabbath. La pensée de folie qui a saisi Abraham en lui faisant croire par orgueil qu’un idéal dément valait plus que la vie de son propre fils, cette pensée est arrêtée par des larmes qui dissolvent l’épée. Bénis soient ces anges qui sanctifient la vie et apprennent cette leçon inestimable à Abraham ! Même si dans une prochaine Bible, ou dans notre midrash renouvelé, il faudra aussi qu’ils versent des larmes pour le bélier ! La figure des anges doit progresser aussi ; dans le carnet de l’ange, on écrira « peut mieux faire » ! Dans l’esprit d’une conservation de ce jardin d’Eden qu’est la planète, nous ne pouvons plus fermer les yeux sur les destructions ni sur la maltraitance animale. Les êtres humains continuent de souffrir, et ils ont besoin de beaucoup d’anges qui arrêtent leurs bras meurtriers, mais les animaux, les arbres et les fruits aussi, chaque brin d’herbe dans le vent peut porter la voix d’un ange. Et nous sommes indissociables de cette réalité qui nous entoure.
Arrêter l’ange de la mort est ce que les sages-femmes font, ce que les enfants d’Israël font également face à l’ordre de mort de Pharaon. Le Talmud (TB, Shabbath 30b) raconte aussi que le roi David a éloigné l’ange de la mort en étudiant : « l’ange de la mort se présenta devant lui, mais il fut incapable de lui prendre son âme, car sa bouche n’arrêtait pas de lire ». Ce n’est qu’en le détournant de sa lecture qu’il y parvint. Il ne s’agit pas là de penser que ceux qui étudient vivent plus longtemps mais il s’agit là d’une perception. Cet imaginaire qui est si puissant, comme le disait Einstein, face à la science. Quand on ne peut changer une réalité on peut changer son regard sur la réalité, la manière de l’appréhender. Ainsi les temps d’étude nous permettent comme le Shabbath ou les fêtes de nous accrocher à un fil d’éternité. Echapper à l’ange de la mort, c’est apprendre à vivre en rendant à chaque instant sa beauté éternelle, sans en voir son caractère éphémère, en percevant sa force en même temps que sa fragilité. C’est aussi considérer que prendre part au monde c’est offrir sa part au monde, ne pas répondre à l’agressivité par la violence, sans tendre la joue pour autant mais cesser le cercle de mortification, de renoncement et de fuite. « Raiti fanekha kireoth penei elohim » dit Jacob après sa réconciliation avec Esaü, qui si on le traduit littéralement veut dire « j’ai vu ton visage comme le visage divin ». Ce n’est plus la violence qu’il voit chez l’autre, son frère ennemi, c’est sa part de ciel, sa part d’ange et c’est ainsi qu’il peut se réconcilier.
Comment comprendre autrement l’injonction de choisir la vie et le bien qui nous est donnée dans le Deutéronome. Choisir la vie, c’est choisir ce qui rend vivant et non ce qui nous mortifie. Etudier nous fait grandir et nous fait vivre car nous essayons de comprendre et nous sommes de nouveau interprètes des textes, nous-mêmes parfois devenons des Sifrei Torah en écrivant et réécrivant notre histoire, en gommant, en effaçant et en recommençant comme le dit si joliment Rabbi Bunam « n’écrivez sur les parchemins de votre vie que ce dont vous voulez que l’on se souvienne ! ».
Alors que sont donc ces anges malakhim ? Convoquons-en d’autres encore pour éclairer la question mais sans pour autant fixer une réponse. Les anges du jardin d’Eden, pourquoi gardent-ils jalousement la porte d’entrée du jardin d’Eden avec leurs épées flamboyantes ? Peut-être comme un retour impossible dans le rehem, dans un utérus maternel, un point originel. Le temps de la gestation est terminé, comme des oisillons nous sommes incités à voler de nos propres ailes. Hors du jardin, nous devons revêtir des vêtements pour avoir la conscience de nous-mêmes. Impossible pour un être humain d’échapper à l’idée de responsabilité. Mais c’est à nous de transformer les vêtements de peau bigdei or avec un aïn en bigedei or avec un alef, en vêtements de lumière ; le Magguid de Mézéritch nous dit que la pensée d’une mitswa, d’un commandement, donne naissance à l’âme d’un ange et son accomplissement à son corps (likoutei yekarim », p.75) ; quand nous sommes oublieux et tardons à accomplir une mitswa, un commandement, l’ange réclame son corps. Peut-être que tout cela se trouve sur le chemin de traverse de l’imaginaire, mais comment rayer l’imaginaire de nos vies sans mourir aussi, sans que les vêtements de lumière gisent à nos pieds et que nous soyons de simples corps dénudés et asséchés.
Un élément de réponse se trouve peut-être sur le visage des chérubins qui se trouvent face à face sur le frontispice de Tabernacle. Lorsque le peuple était en joie dit le R. Haim de Volozin, le regard des anges se rencontraient et leurs ailes s’enlaçaient, lorsque le peuple se déchirait, les anges s’éloignaient et détournaient leur regard l’un de l’autre.
La voix divine ne pouvait se faire entendre que dans l’entre-deux des chérubins, entre le Je et le Tu de ceux qui se regardent, affrontent leurs peurs pour pouvoir dialoguer, éloignent la mort et chantent la vie. Cette espace de la relation fait apparaitre le visage de l’autre comme un ange et le sien également.
« Avec du bleu, du rouge, du jaune,
J’ai peint les musiciens, les danseurs sur scène
Avec du bleu, du rouge, du jaune
Pour vous, j’ai peint le Tabernacle »
C’est peut-être ce que le peintre Marc Chagall a voulu dire par ces mots : « pour vous, j’ai peint le Tabernacle », les Chérubins qui s’enlacent dans une poussière d’étoiles, en faisant vibrer d’amour les ailes des anges.
Rabbin Pauline Bebe