Coupable ou non coupable ? À bien des égards, la journée de Yom kippour se présente à nous comme un paradoxe. C’est la journée où les synagogues de par le monde sont les plus fréquentées, à tel point que leur superficie ne suffit souvent pas à accueillir les fidèles qui s’y pressent. Pourtant l’un des thèmes omniprésent de cette journée, est celui avec lequel les Juifs rencontrent sans doute le plus de difficulté : la culpabilité. L’évocation de ce sentiment a pu faire fuir de nombreux Juifs des rangs des synagogues et des non-juifs de leur lieu de culte. Ils ont souvent abandonné la plume ou le crayon parce que se profilait au-dessus de leur tête, l’ombre d’un professeur menaçant qui enseignait la religion par la peur de mal faire, la menace de la punition divine qui s’abattrait inéluctablement sur eux s’ils ne suivaient pas le moindre détail de la loi. Alors pourquoi ce jour où nous égrenons nos fautes est-il celui le plus prisé de l’année juive ? Venons-nous parce que nous avons peur d’une sanction divine ? Venons-nous pour nous débarrasser de ce sentiment de culpabilité qui nous assaille ? Venons-nous pour être jugé et condamné ? Peut-on imaginer une religion sans culpabilité ? A-t-on besoin de se sentir coupable pour bien se comporter ? La menace de punition et de récompense est-elle la seule pédagogie possible ? Le judaïsme est-il source de culpabilité ou nous propose-t-il un moyen de nous disculper ?
Les religions ont été parfois utilisées pour éveiller la culpabilité, inspirer « crainte et tremblement », alourdir le fardeau des transgressions. D’un point de vue psychologique, certains ont pu dire que la culpabilité était « une forme destructrice de la haine de soi » (Théodore Rubin). La culpabilité a été un moyen dans les enseignements religieux pour terroriser l’esprit, comme dans cette image du midrash, où le Sinaï est métaphoriquement suspendu au-dessus de la tête des enfants d’Israël, prêt à être lâché si ceux-ci n’acceptent pas les commandements. « Ceci sera votre tombeau » dit le texte soulignant une acceptation forcée des commandements par peur de la mort. « Ne fais pas cela, c’est pêché ! », entend-on souvent d’un ton comminatoire, comme si le monde était gouverné par une forme de magie noire où les formules secrètes s’apprenaient dans une école semblable à celle de Poudlard ! Il serait tellement plus facile d’avoir la clé de tous les malheurs et bonheurs du monde, de savoir exactement ce qui provoque les maladies, les souffrances, les accidents, et comment à l’inverse obtenir le bonheur, la réussite, le succès ! Certains prétendent détenir toutes les réponses, connaître les mystères de la compréhension de la marche du monde – qu’ils les trouvent dans la Torah, le shoulhan Aroukh, ou tout autre texte. Face à ces prétentions exubérantes d’omniscience, le Talmud nous dit : « apprends à ta langue à dire je ne sais pas ! » (Ber. 4a). Nous avons tendance à préférer nous sentir coupables qu’impuissants car dans notre esprit si nous pensons être responsables de la maladie de quelqu’un ou de sa mort, alors nous pouvons empêcher la maladie et la mort en changeant notre comportement. Nous voulons tout contrôler et soumettre notre environnement à notre volonté. La culpabilité peut être une expression de notre volonté de toute-puissance. Le rabbin Harold Kushner écrit : « L’illusion que nous pouvons contrôler les événements si nous faisons tout comme il se doit, que nous pouvons faire en sorte que les gens nous aiment si nous faisons tout ce qui est bien, et que nous pouvons garantir des fins heureuses en les méritant, est une illusion et une illusion très destructrice » (How good do you have to be ? p.14). Certes, nous avons un certain pouvoir sur la réalité qui nous entoure mais nombreux sont les événements qui nous échappent. Certains pensent que si Adam et Eve n’avaient pas fauté nous serions encore au jardin d’Eden, souvent appelé le « paradis perdu » mais Eden est une utopie qui préexiste à l’humanité. Le petit coin de paradis est bien sous le parapluie et non dans une idylle impossible. Certains ont cru qu’au jardin d’Eden, l’être humain avait été condamné à perpétuité, que cette faute était devenue une tâche indélébile, constituante de notre humanité, qui même si on essayait de l’enlever avec un détergent super-puissant reviendrait comme celle du fantôme de Canterville. Que s’est-il donc passé à Eden ? Lorsque Adam et Eve ont désobéi à l’ordre divin, qu’ils ont eu les yeux dessillés, ils ont découvert qu’ils étaient arom. Ce mot signifie « nu » mais il est employé aussi à propos du serpent dans le sens de « rusé ». L’être humain a découvert le libre-arbitre et la possibilité qu’il avait de maquiller son comportement: faire semblant, simuler et dissimuler, user de ruse. Au lieu de faire face à la responsabilité de la désobéissance, il la fuit. L’homme accuse la femme, la femme accuse le serpent. C’est toujours « l’autre » qui est responsable. Le récit d’Eden, n’est pas le récit d’un péché originel qui condamnerait toutes les générations à venir mais il est le récit de l’éveil de l’humanité qui se rend compte qu’un choix lui est donné et que ce choix a des conséquences qu’elle doit assumer. D’ailleurs quelles sont les conséquences de ce choix ? Le travail, le désir, la sexualité, les enfants. Aucun des quatre ne sont des punitions, ils peuvent être des bénédictions au contraire, cela dépend de nous. Le mot-clé du récit est istavon, traduit souvent par effort, douleur ou peine concernant le travail de la terre ou encore l’accouchement. En réalité istavon peut signifier la réflexion. Ainsi le travail et le fait de donner naissance pour l’humain sont accompagnés de réflexion, de pensée. Ce qui est naturel pour les animaux et automatique : se nourrir et se reproduire est pour nous un acte pensé, réfléchi, pesé. Quant au désir qui est assouvi par la sexualité, lui aussi est accompagné de pensée, de réflexion, de considération. L’être humain n’est pas condamné à être coupable mais il est condamné à penser, envisager, donner un visage, à l’autre, à son oeuvre, à ses enfants. Il ne peut subvenir à aucun de ses besoins sans contempler « L’Eternel-Dieu dit : voici l’être humain devenu comme l’un de nous, en ce qu’il connaît le bien et le mal ». Vayomer Adonaï elohim hen haadam haya kehad mimenou lada’at tov vara »(Gen. 3 : 22). Ainsi le cadeau avec lequel Adam et Eve repartent du jardin d’Eden est une conscience, un sens de l’éthique, du bien et du mal. « L’être humain est aimé de Dieu puisqu’il a été créé à son image ; une preuve plus grande de cet amour, est qu’Il le lui a fait savoir Hiba yetera noda’at lo shenivra bestelem » a dit Rabbi Akiva (Avoth III,18). Nous savons que nous sommes capables d’accomplir des choses qui nous dépassent, de tendre vers un idéal. C’est en cela que nous sommes créés à l’image divine. Si nous nous condamnons sans même avoir pris la peine de nous entendre, nous réduisons d’autant cette image divine en nous. La culpabilité peut en effet étouffer toute volonté de s’améliorer : halo im tetiv seeth, veim lotetiv lapétah hatat rovets « Si tu t’améliores, dit Dieu à Caïn, tu pourras te relever, sinon la transgression est tapie à ta porte veelekha teshoukato et elle aspire à t’atteindre veata timshol bo mais toi, sache la dominer ». (Gen. 4 :7). C’est la première fois dans la Bible que le mot transgression hatat est utilisé; non pas à propos de la désobéissance d’Adam et Eve mais à propos de l’épisode concernant Caïn et Abel. Le défi posé à l’humanité est celui de se relever. La culpabilité doit être catalyseuse et non condamnatoire. Elle nous guette comme un animal tapi prêt à bondir. Alors comment faire pour qu’elle ne nous paralyse pas, qu’elle ne soit pas une force destructrice mais constructrice ?
Lorsque Darwin fit part de la théorie selon laquelle les singes et les humains avaient la même origine, quelqu’un lui demanda s’il restait quelque chose d’unique qui caractérisait l’être humain. Il répondit : « l’être humain est le seul animal qui rougit ». Bien sûr on peut rougir pour différentes raisons, mais l’une d’elle peut-être le résultat de l’embarras créé par le décalage, entre ce que l’on aimerait être et ce que l’on est vraiment, entre l’espérance et la réalité. Abraham Heschel le dit : « Le remède de l’âme commence avec un sentiment d’embarras, face à notre petitesse, nos préjugés, notre jalousie et notre mépris, embarras face à la profanation de la vie ». Si nous ne sommes pas embarrassés, nous cédons à la suffisance. Loin de nous sentir coupables, nous pouvons être contents de nous-mêmes sans vouloir progresser. Le Lévitique nous enjoint : « kedoshim tiyou ki kadosh ani adonaï vous serez saints car Je suis saint moi l’Eternel », Le judaïsme nous invite à une exigence: aller toujours au-delà de nous-mêmes, nous perfectionner. Se sentir coupable, c’est le début de la reconnaissance de ses erreurs, de ses faux-pas. Sans ce sentiment de culpabilité, nous ne pouvons accepter notre responsabilité et la possibilité de corriger nos actes. Si un méfait est justifié, considéré comme « normal », provoqué par des circonstances, une éducation, une influence, la société, un supérieur hiérarchique, des pulsions incontrôlables ou quelque autre excuse, le mal ne peut être identifié et réparé. Nos sociétés, à vouloir se débarrasser de tout sentiment de culpabilité, à vouloir banaliser le mal, l’excuser, finissent par le justifier, lui donner raison. La reconnaissance de la faute est la première étape d’une réparation. C’est aussi le thème du jardin d’Eden : la faute est rejetée sur l’autre, Adam et Eve ne peuvent demander pardon. Le vidoui, l’expression verbale de l’erreur, du méfait, de la faute ou du crime est indispensable pour pouvoir avancer, réparer, s’améliorer. « Ce n’est pas le mal, disait Lacan, mais le bien qui engendre la culpabilité ». Ainsi la culpabilité, ashema en hébreu, est la reconnaissance que nous ne sommes pas parfaits. A -shem je suis coupable par un jeu de mots pourrait se lire anoskhi shem je suis un nom, je me nomme. J’existe dans la capacité à être éthique. Si je ne reconnais pas mes fautes, je cesse d’exister comme être moral, comme être en devenir. Accepter les défauts en soi-même et chez les autres est peut-être une des tâches les plus difficiles car il s’agit d’abandonner nos modèles mythiques de perfection, d’accepter notre humanité, notre faillibilité. Nous ne serons jamais de parfaits enfants, de parfaits parents, de parfaits époux, de parfaits amis, de parfaits collègues; parce que la perfection chez l’humain n’existe pas.« Ein tsadik gamour », il n’y a pas de juste parfait. Reconnaître nos erreurs, nos manquements, c’est reconnaître notre humanité et ouvrir la voie à la perfectibilité. Le Rabbin Max Artz disait, en citant les Proverbes (20 :27) : « L’esprit de l’être humain est la lumière de Dieu, cherchant tous les replis intérieurs. La lumière de Dieu est la conscience humaine, qui distingue radicalement l’être humain des autres créatures. Régulièrement, notre conscience nous montre douloureusement l’écart entre notre conduite et notre soi idéal celui qui nous permet de penser que l’être humain a été créé à l’image divine. »
Culpabilité : ne pas dépasser la dose prescrite ! Si la culpabilité est bonne à petite dose, comment s’assurer que la quantité nécessaire n’est pas dépassée dans la recette de la vie. Le judaïsme nous donne un autre ingrédient à ajouter, contenu dans ces deux mots kippour et teshouva. La reconnaissance de nos erreurs, de nos transgressions doit être nécessairement accompagnée d’idées libératrices qui nous permettent d’aller de l’avant, de nous transformer vers le mieux. Lekhaper signifie, cacher, couvrir, laver, effacer. La teshouva est le retour dans lequel nous pouvons trouver aussi une réponse. Nier ce que nous avons fait nous empêche d’analyser nos actes et de progresser. Justifier le mal, nous interdit de voir le bien et de le rechercher. Mais une fois nos erreurs reconnues, nous ne devons pas oublier non plus que nous sommes capables du meilleur. Le traité des principes nous dit al tehi rasha bifnei atsmékha (2 :13) ne sois pas méchant à tes propres yeux » ou en d’autres termes ne te sous-estime pas ! Le message religieux peut être libérateur – se sentir pardonné c’est pouvoir se libérer des erreurs du passé, en sachant que nous pouvons grandir, changer et ne pas répéter ces erreurs ; « ne rappelle pas à ton prochain ses erreurs passées » nous dit le Talmud, c’est à dire ne l’enferme pas dans une mauvaise réputation, ne le condamne pas pour toujours. Notre tradition insiste bien davantage sur la mitswa, le commandement, devoir positif, que la avera, la transgression, la condamnation. Nous devons enseigner le judaïsme non dans la peur d’être définitivement coupables mais dans l’idée que nous pouvons progresser. Kippour nous permet de mettre un voile sur nos iniquités et de dire « nous avons une seconde chance ». Oui nous sommes coupables, mais oui aussi nous sommes capables de nous améliorer. Un midrash l’exprime magnifiquement : « Car Mes pensées ne sont pas vos pensées, vos chemins ne sont pas Mes chemins, [dit Dieu] : l’être humain s’il possède un vase, aussi longtemps qu’il est entier, il en est content, qu’ il se brise, il n’en veut plus. Et quel est le désir du Saint béni soit-il? Le cœur de l’être humain, si le Saint béni soit-Il le voit hautain, il n’en veut pas [..] s’il est brisé, il dit celui-là est à moi, comme il est dit : ‘L’Eternel est proche de ceux dont le cœur est brisé’(Mhagadol, Gen. 38 ) karov Adonaï lenishberei lev ». Yom Kippour est ce moment extraordinaire où tous les vases brisés que nous sommes se rassemblent pour écouter les morceaux de grès et de verres tintinnabuler dans un chant réparateur, pour dire en silence et crier à tue-tête que tout est encore possible, pour entonner la symphonie de la teshouva.
Rabbin Pauline Bebe