« L’esprit intuitif est un don sacré, écrivait Albert Einstein, et l’esprit rationnel est un fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et qui a oublié le don ». Raison et intuition, rationnel et spirituel, science et conscience, Athènes et Jérusalem, philosophie et prophétie : il semble que depuis la nuit des temps, les êtres humains ont mis en opposition ce qui relève de l’esprit, de l’analyse, des connaissances, et ce qui relève de l’inspiration, du cœur, de l’intuition. L’analyse du détail et la déduction logique de connaissances s’oppose-t-elle au rêve et à l’imaginaire ? Que veut nous dire un scientifique comme Albert Einstein, lorsqu’il affirme que la raison est le serviteur de l’intuition, qu’elle est devenue l’objet de toute notre attention et que nous avons oublié le don ? Faut-il ne prêter attention qu’à ce qui peut être pesé, mesuré, démontré et nier tout ce qui est ressenti, rêvé, imaginé ? Faut-il s’en tenir à ce qui peut être prouvé pour ne se limiter qu’à ce que l’on sait avec certitude ? Le siècle des lumières a-t-il dit oui à la science pour dire non à l’intuition, en les opposant dans des démarches irréconciliables, se tournant le dos pour ne jamais se parler ou même se saluer ? Faut-il réduire l’humain à des chiffres, des statistiques, des données et nier le flou des sentiments, les fondus enchaînés des « je ne sais pas », les rougeurs incontrôlées, les mystères des événements, l’inattendu des surprises, l’inouïe de la poésie, le merveilleux de l’instant ? Ne sommes-nous pas face à des impasses lorsque nous essayons d’enfermer l’humain dans une définition ? Peut-on traduire l’expression « créé à l’image de Dieu »(Gen.1 :27) par des statistiques ? Plus la lumière de la science avance, plus nous nous apercevons de l’immensité de l’obscurité qui l’entoure. Mais tombons-nous dans le monde des chimères lorsque nous quittons la raison ? Peut-on réconcilier le savoir et le croire, la démarche scientifique et intuitive, le comment et le pourquoi ou sommes nous condamnés à un choix radical et définitif entre la raison et l’intuition ? Faut-il sacrifier l’intuition sur l’autel de la raison ?
La science est définie comme une connaissance exacte, universelle et vérifiable exprimée par des lois. Mada en hébreu du verbe lada’at connaître. L’activité scientifique de découverte du monde a toujours été considérée dans la tradition juive comme faisant partie de la mission humaine. Si Dieu nous a dotés d’une capacité intellectuelle, c’est pour que nous l’utilisions, en analysant la réalité qui nous entoure, en cataloguant, en isolant et en essayant de la comprendre. L’appréhension scientifique de l’univers peut même être comprise comme une activité religieuse dans le sens où elle participe à notre sens de l’émerveillement face à la création qui nous entoure et à une amélioration de la vie humaine. La recherche scientifique et ses découvertes peuvent elles-mêmes être contemplées comme des merveilles et contribuer à la construction d’un monde meilleur pour autant qu’elles soient utilisées dans un but de construction et non de destruction, de réparation et non de blessure. Et jamais ces recherches de l’ordre de la raison n’ont été considérées comme allant à l’encontre de la tradition juive dès lors qu’elles sont effectuées avec humanité et bonté. Avant que le rabbinat ne devienne une profession, les rabbins avaient tous un métier et nombreux d’entres eux incorporaient à leurs commentaires leurs connaissances dans d’autres domaines. Ainsi à l’époque talmudique, les connaissances astronomiques des sages ont permis d’établir le calendrier hébraïque. C’est le cas de Samuel bar Abba qui a calculé la date des fêtes à l’avance, y compris pour les années embolismiques (TB, RH 20b), et ce bien avant l’existence des ordinateurs. L’étude de l’anatomie permettait de préciser toutes les lois concernant le corps, avec leurs exceptions en fonction de la nature humaine. Par exemple, une question qui peut nous paraitre récente « un transsexuel peut-il se marier ? » apparaissait déjà dans la Mishna (M. Bik. 4 :1-2). La médecine associée au commandement de pikouah nefesh, qui place la vie au dessus de tous les commandements, permit d’interdire la circoncision d’un enfant atteint d’hémophilie (TB, Yev. 64b). La connaissance de la faune et de la flore ont éclairé des discussions sur le comportement humain. A l’occasion de débats sur quelle bénédiction devait être prononcée pour tel ou tel fruit ou légume, celle de la terre ou de l’arbre, les sages s’appuient sur leurs connaissances agricoles : faut-il replanter la semence chaque année, ou une fois pour toute. Si un poisson naissait avec des écaillescomme l’espadon et les perdait ensuite, fallait-il le considérer tel qu’il était à la naissance ou à la fin de sa vie pour autoriser ou interdire sa consommation ? La connaissance du comportement des animaux permettait aussi de s’orienter pour déterminer par exemple la fin du shabbath. Si trois étoiles étaient nécessaires, que se passait-il lorsque les cieux étaient nuageux et que l’on ne pouvait apercevoir les étoiles ? On devait dans ce cas observer les oiseaux descendre des arbres ou les corbeaux voler dans les champs (Shab.35b) Les habitudes de certains animaux étaient considérés comme des modèles pour les êtres humains, à tel point que Rabbi Yohanan (Er. 100b) explique que l’étude de la zoologie aurait pu être une alternative à la Révélation de la Torah : « Si la Torah n’avait pas été donnée, nous aurions appris la modestie du chat, l’interdit du vol auprès de la fourmi, la fidélité chez la colombe et la bienséance sexuelle du coq ». Sur ce dernier sujet, si vous voulez savoir en savoir davantage, je vous invite à suivre les cours dispensés par la communauté… ! Les sages parlaient même de ce qui pouvait affecter le fœtus dans sa vie in utero (Ket. 60b-61a) comme la fragrance de l’ethrog, du cédrat qui était susceptible de l’incommoder ou le fait que ses parents travaillent dans une tannerie. Tout au long du développement de la pensée rabbinique, les connaissances scientifiques du moment ont éclairé les commentaires traditionnels, émaillé les textes comme autant de perles de savoir, s’entrelaçant avec les paroles de la Torah et formant un tissu uni de raison et de révélation, allant même jusqu’à orienter la pratique, la halakha. Rabbenu Tam, petit-fils de Rashi, formé par son grand-père vigneron, répond à la question de savoir si on peut utiliser un vin blanc plutôt que rouge pour faire le kiddoush : « du moment qu’il s’agit d’un bon vin… », montrant ainsi son appréciation de petit-fils d’œnologue et l’importance de maintenir la dimension d’oneg, de plaisir du shabbath. Moïse Maïmonide au XIIème siècle, rabbin et médecin, donne des conseils de diététique pour avoir un corps saint, en matière de prévention : « L’être humain doit veiller à sa santé s’il ne veut pas tomber malade. On ne devra jamais manger à moins d’éprouver la sensation de faim (MT, Hil. Dé’ot 4:1). On ne mangera pas à satiété mais on devra rester sur le quart de sa faim. L’individu sain et fort mangera seulement deux fois par jour. Il est bon de sauter un repas par semaine et de donner ainsi à l’estomac un temps de repos qui améliorera, par la suite, le processus digestif. Le Rambam considère la consommation de la viande comme un luxe à réserver aux jours de Shabbath et de fêtes ». Bien avant les repas consommés devant la télévision ou les écrans, il discute même de l’atmosphère propice à la sustentation : « Se nourrir correctement ne signifie pas s’attacher uniquement à la qualité et au choix des aliments, mais aussi aux conditions extérieures et à l’état d’esprit dans lesquels nous absorbons cette nourriture: « Du pain sec à manger, mais dans la sérénité » (Proverbes 17:1). Mais laissons de côté ces conseils diététiques, pendant un jour, où il peut être considéré comme déplacé de parler de nourriture… On peut constater aussi l’inscription des lois dans leur contexte historique ou politique comme lorsque Joseph Caro au XVIème siècle fait précéder les lois sur la conversion d’une remarque : « ces lois ne sont applicables que dans les pays qui n’interdisent pas la conversion des non-juifs au judaïsme ». Ou encore une donnée sociologique, Moïse Isserles qui commente le Shoulhan Aroukh à propos de l’inclination sur le côté gauche des femmes pendant le repas de Pessah. Joseph Caro écrit : « seules les femmes d’importance s’inclinent en signe de liberté ». Isserles précise : « ha’idana de nos jours, toutes les femmes sont d’importance », permettant ainsi aux femmes de s’incliner comme les hommes sur le côté gauche et de participer à égalité à la cérémonie du seder. Pensons également à Shmuel David Luzzato, rabbin intellectuel juif italien, poète et membre fondateur du mouvement de la Wissenschaft des Judentums (« science du judaïsme ») grammairien, né à Trieste en 1800 et qui encourage l’étude du syriaque pour comprendre le Targoum, traduction araméenne de la Torah. La démarche scientifique n’est non seulement pas écartée par les rabbins mais elle forge et façonne la connaissance humaine ; elle oriente la halakha, la loi juive pour tenir compte de ses découvertes. Elle n’est pas seulement invitée de manière anecdotique dans le processus de décision, elle en devient un des acteurs principaux. Les sages puisent comme dans un trésor, des enseignements tant dans la Torah qu’à l’extérieur et lorsque des connaissances scientifiques viennent contredire la Bible, ils changent la Bible à travers leurs commentaires ! Loin de s’enfermer entre les quatre murs d’une Yeshiva, ils vivent dans le monde en étant des acteurs de la société, bien loin du modèle de l’ascète ou de l’ermite qui se retire de la réalité pour se consacrer à la spiritualité. Les maîtres du judaïsme se frottent à la réalité quotidienne et testent sans cesse la Bible à la lumière des connaissances du moment. « Le sceau de l’Eternel étant la vérité » selon le Talmud (Shabbat 55a), la recherche de la vérité les guide comme les scientifiques. A cet égard, les rabbins ne pouvant pas imaginer la suspension du déterminisme des lois naturelles mises en place par le Tout-Puissant, écrivent que les exceptions à ces règles qui apparaissent dans la Torah avaient été prévues avant la création du monde : quand Moïse fait jaillir de l’eau des pierres, ou quand l’ânesse de Bilaam parle pour prévenir son maître du danger, ou encore lorsque la mer des Joncs se sépare pour laisser passer les hébreux qui sortent d’Égypte. Tous ces miracles ont été prévus, selon eux avant même la création du monde et par conséquent avant la mise en place du déterminisme naturel. Dieu se soumettrait aux lois de la nature qu’Il a mises en place par la suite. Une forme de contorsionnisme amusant pour s’assurer que la Torah reste crédible même s’il suffisait de faire appel à l’art de la métaphore. Faire taire la science serait sombrer dans l’obscurantisme ou le fondamentalisme, mouvements qui malheureusement ont toujours fait des adeptes car la démarche scientifique demande du courage et l’affirmation d’une liberté qui n’est pas toujours envisageable pour les esprits frileux. Être raisonnable, c’est accepter de douter, ne pas se barricader dans des certitudes complaisantes mais oser le risque de l’incertitude. Comme le dit le rabbin John Rayner, la compétition est rude, « ils proposent la sécurité, nous ne pouvons qu’offrir l’aventure, ils ont trouvé tandis nous sommes engagés dans la recherche ». Et j’ajouterai, ils sont baalé teshouva maîtres des réponses, nous sommes des balaei sheela maitres des questions. La recherche scientifique exige en effet d’être dans la peau d’un Nahshon ben Aminadav, celui qui selon la tradition a mis le premier le pied dans l’eau avant même que ne s’ouvre la mer des joncs. Elle exige témérité et liberté, courage et ténacité, la capacité d’accepter de se tromper et d’assumer ses erreurs, ou au contraire de se lancer pour affirmer ce que d’autres ont nié auparavant dans un esprit pionner. Cette démarche du doute nous transforme en funambules qui tâtonnent sur le chemin de la vérité, n’étant jamais certains de l’avoir atteinte mais toujours persuadés de vouloir avancer. Au lieu de camper sur nos positions, nous tendons la main vers l‘inconnu et nous laissons entrainer dans cette marche. La raison et la science donnent un cadre à notre cheminement, elles en sont la grammaire comme la halakha qui est la colonne vertébrale du judaïsme. Sans les mitswoth, les commandements, le judaïsme serait comme un pantin désarticulé qui ne vivrait que de rêve et d’imaginaire mais qui ne pourrait marcher droit. La halakha signifie bien la marche. Semblable à cette sculpture d’Alberto Giacometti, qui définit l’humain dans la marche puissante et déterminée, éprise de liberté, à laquelle le bronze donne toute sa force et sa stabilité et qui paradoxalement s’inscrit dans le mouvement. Les lois ne sont pas immuables, et il faut les réétudier à la lumière de la modernité, de la conscience et de notre sens éthique qui évolue au cours des siècles mais elles sont indispensables à la structure de la société. Elles doivent être présentes et pas seulement les bons sentiments. L’être humain a besoin d’interdits et de droits pour se structurer comme toute construction nécessite une charpente. L’enfant se construit en se cognant contre les premiers « nons » de ses parents, ceux de la sécurité, de la société, du respect de la liberté d’autrui. La loi n’est pas de l’ordre de l’optionnel ou de l’anecdote, elle est structurante de sa personnalité comme l’est l’organisation du temps, l’institution d’une régularité et une inscription de la loi dans l’action, l’action elle-même sanctifiant le temps. C’est ainsi que le Talmud l’exprime en mettant le shabbath au sommet des priorités, juste après la préservation de la vie : « tadir vesheino tadi tadir kodem », entre ce qui est régulier et ce qui ne l’est pas, le régulier prime (Pes. 114a). L’exception cède sa place à la répétition car c’est par cette répétition que nous apprenons à grandir comme des plantes qui doivent boire régulièrement et si les lois alimentaires sont structurantes, c’est aussi parce que le repas est un rituel qui revient fréquemment. La loi s’invite à notre table, se tisse dans nos vêtements, et entre même dans nos lits, dans chaque recoin de notre vie. La création du monde est aussi ordre et ordonnance. Dieu sépare et nomme et l’on sait que l’être existe dans la séparation et l’identité et non dans la confusion du magma, du Tohu Bohu. Donner un nom, c’est séparer et appeler à l’existence. Celui qui n’est pas nommé ne peut exister.
Mais s’il il n’y avait qu’ordre et halakha, raison et science, nous vivrions dans un monde de rigidité à outrance, un monde où la loi serait despotique, un monde de froide dissection de la réalité qui nous entoure, un monde du comment qui se débarrasse du pourquoi, un monde où le détail de la loi passerait devant la recherche de l’éthique. La fixité à outrance entraine aussi la mort, aux côtés des lois, des structures solides, des os, il faut la chair et l’imaginaire. Même la racine da’at qui désigne la connaissance, ne se réduit pas à une démarche purement rationnelle et scientifique. Je doute que lorsque qu’Adam a connu sa femme Eve vehaadam yada eth hava ishto (Gen. 4:1), il ait employé un microscope pour détailler les composantes de son ADN, ce qui aurait sans doute nui à la poésie de la rencontre ! Et c’est sans doute là que l’intuition entre en jeu. De nombreuses découvertes scientifiques ont été faite au détour d’un chemin ou parce qu’un souffle, une inspiration incitait un chercheur à faire des expériences. Si Albert Einstein peut affirmer que le don sacré de l’intuition est devenu un serviteur, c’est peut-être parce que nous vivons dans un monde où toute affirmation doit se targuer d’avoir le tampon de cashérisation de la science pour être entendue. Les démarches spirituelles sont souvent associées à des aberrations, de la magie, des illusions. Qui peut comprendre que dans un emploi du temps surchargé, on perde des heures précieuses pour aller à la synagogue, ou l’on passe du temps à méditer, rêver ? A quoi cela sert-il d’allumer des bougies ? Le shabbath n’est-il pas un temps mort de productivité ? Osez-vous dire que vous fréquentez un lieu de culte ? Et si vous avez osé le dire, ne vous a-t-on pas répondu d’un ton supérieur « Vous y croyez vous » ? Les choses spirituelles sont bien obscures et mystérieuses pour les esprits rationnels et je me souviens qu’un jour, après avoir dit que je faisais des études rabbiniques et entendu un silence perplexe, on m’avait répondu « Ah vous faites des études sur les rabbins »… ! On considère souvent que les lieux de culte sont des succursales des hôpitaux et les personnes qui s’y consacrent au mieux des aides-soignants, au pire des âmes en peine ! Et pourtant la dimension spirituelle de l’existence a toujours été présente et constitutive de l’humain depuis le berceau de l’humanité. Elle est un moyen de penser l’au-delà du réel, d’échapper à une tyrannie de la raison, à un dictat du détail. Bien sûr il ne s’agit pas de revenir aux siècles qui précédaient les lumières, à refuser les avancées de la science. Mais la science et la raison peuvent elles-aussi devenir des idoles. Dans la démarche scientifique elle-même, l’intuition tient un rôle. Rappelons-nous l’Eureka d’Archimède où dans un bain il aurait découvert, que pour un même volume donné, les corps n’ont pas le même poids apparent. La pomme de Newton qui tomba de l’arbre sur sa tête, lui révélant les lois de la gravitation universelle, la découverte accidentelle de la pénicilline par Flemming dans des boites contaminées par la moisissure, la double hélice de l’ADN, d’abord rejetée par les experts. Il a fallu que des scientifiques suivent leur intuition qui pouvait apparaître absurde pour percer de nouveaux mystères. « Si l’idée n’est pas a priori absurde, elle est sans espoir. » répétait Albert Einstein. Les découvertes scientifiques ont été faite au détour d’un chemin, parfois par hasard, parfois allant à l’encontre des idées reçues. Qui aurait pu penser que le don d’ubiquité pensé par le Talmud aurait un jour été démontré par la physique quantique à propos des électrons qui se trouve réellement en plusieurs endroits à la fois. L’adage du midrash « Le monde n’est pas le lieu de Dieu mais Dieu est le lieu du monde »(Ber. Rabba 68 :9) paraissait auparavant une belle métaphore de l’esprit. Quant à la négation de la notion d’espace et de temps, elle était présente dans le mot ‘olam en hébreu qui désigne l’espace-temps sans distinction- ha’olam l’univers et le’olam pour toujours. Et si j’évoque la télépathie, certains sourcils se lèveront dubitatifs mais ils se remettront à leur place, s’il est question des abeilles qui échangent de manière élaborée, favorisant la cohésion de la ruche, la reconnaissance entre individus, la diffusion des alertes, mais également le repérage des sources de nourriture, ou des emplacements possibles d’implantation sur le mode d’une démocratie consensuelle. A la lumière de la science, l’intuition de la télépathie devient raisonnable d’autant qu’elle peut trouver également un modèle dans la physique quantique qui montre que les électrons restent en lien instantanément, même à distance. C’est parfois moins précis mais plus efficace qu’un e-mail ! Le fait même que notre observation puisse changer la réalité remet aussi en cause la sacro-sainte objectivité nécessaire à la science. Avant que la pensée grecque ne sépare les idées des sensations, en disant comme Platon par exemple que l’âme était prisonnière du corps et devait s’en détacher pour atteindre les sphères supérieures, la Bible désignait le lev, le cœur comme le siège des pensées et des sentiments ce que confirment aujourd’hui les neurosciences. Ibn Pakuda le disait aussi au XIème siècle dans « Les devoirs des cœurs » (Shaar hayihoud 3) « La Bible ordonne ce contrôle, elle exige un examen logique, elle appelle la méditation du cœur, c’est-à-dire l’examen de la raison ». Des centaines de milliards d’information par seconde que traite notre cerveau, seules quelques milliers arrivent à notre conscience, ce qui signifie que la réalité dépend fortement de la perception de chacun. Ainsi ce que l’on croit possible peut être rendu possible, ce que l’on condamne comme impossible ne verra sans doute jamais le jour dans la réalité, ce qu’affirmait en d’autres termes David ben Gourion « En Israël pour être réaliste, il faut croire au miracle ».
Je ne suis pas en train de dire que la science finit toujours par donner raison à la Bible ou à la pensée juive, loin de là, ou que les intuitions sont toujours fiables par opposition à la raison. Le règne de l’intuition sur la raison serait aussi catastrophique que l’inverse mais nous ne pouvons pas dire non aux intuitions parce qu’elles apparaissent a priori absurdes ou scientifiquement invérifiables. Ces intuitions sont de l’ordre de la métaphore, de la poésie, comme lorsque Philon d’Alexandrie dit nous sommes « saouls de sobriété », lorsque le Cantique des cantiques dit « je veux boire les baisers de sa bouche ». Car l’amour est-il jamais raisonnable ? Il est par excellence la suspension de la raison, il suit l’élan du cœur et non l’œil de l’analyse. Il chante au son de la passion créatrice et non de la dissection des sentiments. Il est l’éloge de la déraison. Il fait fi des causes et des effets, il se moque des conventions, il fait de la folie sa sagesse, de l’élan du cœur sa poésie. Impossible de dire pourquoi je t’aime, je t’aime un point c’est tout ! L’amour se chante par métaphore, il ne se décrit pas, il s’écrie au son de la flute ou de la harpe, de la musique imperceptible des cœurs. Impossible de l’enfermer dans une définition, il a en horreur les barreaux, les limites, les restrictions. Et dès qu’un microscope pointe son nez, il s’évanouit comme un mirage qui disparait lorsque l’on s’en approche ou un daim effrayé par des pas d’observateurs trop bruyants. Il en est de même de toute forme de spiritualité « c’est une intuition que les attitudes expriment mieux que les mots. Elle s’évanouit à mesure que nous essayons de l’exprimer » (p.85) dit Abraham Heschel, « L’essence de l’intuition n’est pas de saisir ce qui est descriptible, mais d’éprouver l’Ineffable ; son objectif est d’entrainer la raison à mesurer la valeur de ce qui la dépasse »(p.203, Dieu en quête de l’Homme). L’intuition spirituelle que les rabbins appellent ‘ayin halev, l’œil ou la source du cœur, est fragile. Un peu trop de bruit, trop de certitude, trop d’affirmation de soi et elle s’envole. Pour l’apprivoiser, il faut savoir écouter, se rendre hefker ouvert, disponible, faire taire son moi pour lui laisser la place d’être – trop de « je sais » la font fuir. Elle vit de délicatesse, un rien froisse ses ailes, mais si vous la laissez venir, sa douceur envahie votre cœur de joie.
Raison et intuition ne sont pas irréconciliables. Parfois elles se livrent à un combat serré et farouche, mais la remise en cause de l’une et de l’autre est salutaire pour mieux s’entrelacer. Une fois que le cadre de la loi, la halakha, de la science, de la régularité, nécessaire à toute création est posé, la liberté, l’exceptionnel, la métaphore la aggada entre dans ses lignes, pour mettre le tableau de la vie en mouvement. L’intuition apporte l’élévation spirituelle, la neshama qui est insufflée par les narines d’Adam pour lui donner la vie. Ensemble, comme le dit Ovadia Sforno, rabbin, médecin et philosophe médiéval italien, corps et âme peuvent lehavin oulehaskil, imaginer et réfléchir, rêver et penser, cheminer et butiner. Aucune ne doit être la servante de l’autre, car elles doivent se parler d’égal à égal, la parole circulant librement entre elles. Comme la halakha et la haggada, elles se complètent et s’entraident, lorsque l’une est silencieuse l’autre peut parler dans un dialogue qui ne prend jamais fin. La Torah, à l’image de la vie, ne se résume pas à un code de loi, elle est aussi récit, poésie, imaginaire. Le midrash tissé de contes, vient habiller la halakha tel un vêtement de splendeur et la métaphore comme l’intuition enveloppe la raison. Elle agit directement sur l’âme la faisant vibrer grâce à la poésie, l’humour et la surprise. Prévision et surprise, ordre et spontanéité, raison et passion, l’une et l’autre et ensemble tissent une théologie de l’étonnement, de l’humour et de l’émerveillement. On s’approche du mystère et il s’évanouit dans un trait d’humour, un trait d’amour comme dans ce récit du secret de Rav Naftali : un de ses étudiants voulait savoir pourquoi le rabbin portait toujours des pantalons blancs. Il lui dit : « Ceci est un grand secret que je ne peux pas te révéler ». L’étudiant piqué de curiosité chercha obstinément à percer le mystère de Rabbi Naftali et ne cessa de lui poser la question. Lassé, le rabbin finit par fléchir : « c’est un grand secret qui ne peut être dévoilé qu’à quelqu’un qui jeûne pendant six jours. Déterminé le jeune homme réussit à jeûner six jours d’affilé. Reb Naftali lui dit : « D’accord je vais te le dire, mais tu dois promettre de ne le répéter à personne, aussi longtemps que tu es en vie ». L’étudiant promit et le rabbin l’amena dans une pièce puis une autre puis une troisième en enfilade, vérifiant que personne ne les suivait. Il se pencha alors solennellement pour murmurer à son oreille : « la raison pour laquelle je porte toujours des pantalons blancs est parce que… ce sont les moins chers ». « C’est tout ! s’exclama l’étudiant furieux d’avoir jeûné six jours pour obtenir cette information. Pour quoi en faites-vous un tel mystère ? » « Parce que, poursuivit le maître, si on apprenait mon secret, tout le monde voudrait les mêmes pantalons et très vite le prix des pantalons blancs augmenterait. Je ne pourrai plus les acheter à si bas prix…n’oublie pas, aussi longtemps que tu vis, ne le répète à personne ! ». Parfois la logique et la raison se cache sous un mystère, mais la surprise et l’humour nous émerveille et fait jaillir la lumière d’un simple fil de lin blanc. Mais surtout ne le répétez à personne ! Shabbath shalom, Hag saméah et Tsom Kal !
Rabbin Pauline Bebe