Mardi 18 septembre 2018 (soir)
« O rage, ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers,
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ? »[1]
Ces vers de Corneille ont bercé notre enfance, et nombreux sommes-nous à pouvoir encore les réciter bien après avoir quitté les bancs de l’école. Ils sont enfouis dans un coin replié de notre mémoire et ressurgissent parfois comme un papillon surpris par une bise inattendue. Leur contexte lui, reste souvent endormi dans les nimbes de nos souvenirs. Il s’agit du monologue de Don Diègue dans le Cid, qui, ayant reçu un soufflet et son honneur en étant ébranlé, se lamente sur son sort : il est âgé et ne peut se rendre justice à lui-même. La culture occidentale avec son admiration pour la tragédie nous invite à nous plaindre comme Don Diègue. Les poètes chantent le désespoir et on dépeint souvent les artistes créateurs dans une mélancolie irrépressible, leurs œuvres coulant comme des larmes et formant des ruisseaux sombres de créativité, ou plus encore dans la constatation amère de l’impossibilité de rompre les chaines du déterminisme. C’est entre les quatre murs d’un destin perfide, que l’être humain exprime son désarroi devant le chagrin du monde. Aujourd’hui encore, tout est sujet à complainte, et l’on peut regarder le monde d’un œil bien triste face aux malheurs et aux maladies, aux guerres et aux injustices, aux destructions et aux luttes de pouvoir, aux confits entre peuples, entre religions, entre athéismes, entre idées politiques ou philosophiques, entre origines ou visions du monde. L’actualité se repait de ce qui ne va pas et les réseaux sociaux fonctionnent par vague d’indignations successives qui déferlent sur une toile enflammée. Comme au temps de Corneille, les soufflets sifflent de toute part sur des joues pourpres de colère et d’exaspération. Toute pensée d’amélioration est souvent rejetée comme une chimère portée par des esprits naïfs et plus que jamais les visions de fin du monde et d’apocalypse se multiplient. « Je suis inquiet » entend-on dire à tout va. Certes on pourrait dire que les juifs sont inquiets par nature – vous vous souvenez de ce juif qui consulte son psychanalyste et lui dit : « Docteur, je suis inquiet », « qu’est qui ne va pas ?» répond le médecin, « justement, rétorque le patient : je m’inquiète parce que tout va bien ! » et le médecin de rétorquer : « rassurez-vous, cela ne va pas durer longtemps » ! Il est rare en effet que tout aille bien et si l’on observe l’histoire juive, on peut dire sans trop s’avancer que les juifs ont des raisons de désespérer. Pourtant, le judaïsme n’a cessé de faire couler l’espoir dans les veines de son passé, n’a cessé d’affirmer yiyhé tov les choses s’amélioreront, y compris pendant les heures les plus sombres de notre histoire. S’agit-il d’un optimisme insensé qui nous maintient dans des illusions déraisonnables ou bien d’un principe de vie qui nous guide, source vibrante de notre inspiration ? Quel est ce secret qui, au plus profond de notre âme, nous donne la force d’être, de vivre et de subsister, d’aimer et de rire, de faire taire les détracteurs et de caresser les rêves les plus fous ? Est-ce tikva, l’espoir qui comme le dit le rabbin Jonathan Sachs fait du « judaïsme, la voix de l’espérance dans la conversation de l’humanité » ?
Pourquoi pour le judaïsme, l’espoir n’est-il pas une illusion, un mirage ou une chimère portée comme un poids inerte sur notre dos comme le dit Baudelaire, pourquoi est-il au contraire un élément indispensable à la construction d’un monde meilleur ? Comment le judaïsme lit-il la grande histoire, les petites histoires qui la composent et y voit-il dans chaque creux, dans chaque lettre, la lumière de l’espoir ?
Pour la pensée grecque, le monde est illusion et l’espoir est toujours trompeur. Chez Platon, les êtres humains sont des prisonniers spectateurs d’un théâtre d’ombre. C’est la fameuse allégorie de la caverne. Ils vivent dans un monde de faux-semblants et ne veulent pas en sortir. Dans le mythe raconté par Hésiode, les dieux se vengent des mortels en leur envoyant la première femme Pandore qui ouvre une jarre contenant les maux du monde. Les maux s’échappent et accablent l’humanité. Pandore referme juste à temps le couvercle pour retenir le dernier mal : l’espoir. Etonnant mythe qui nous montre que nous ne pouvons nous départir des maux du monde et que l’espoir en était un. Il est pourtant banni pour l’humanité. S’agissait-il d’un remède pour contrer les autres maux ? Si l’on compare ce récit avec celui de la kabbale d’Isaac Salomon Luria au XVIème siècle mettant en scène aussi des vases brisés, ces derniers contenaient une lumière originelle, et c’est à l’être humain de reconstituer les vases, de recoller les brisures pour retrouver la lumière originelle. Dieu partage la lumière, la connaissance et la vie avec l’humanité. Les deux mythes s’opposent, le premier constatant une catastrophe irréparable, ancrant la désespérance dans l’humanité, puisque l’espoir est resté collé au fond de la jarre, le second remarquant les brisures du monde mais donnant pour mission à l’être humain de les réparer, considérant l’espoir non comme un mal illusoire mais comme un bien précieux.
La conception de l’histoire dans la tradition juive avec la Genèse qui marque un début, se présente non pas comme un cercle ma’agual mais comme une flèche torah, dont la ligne infinie est une question posée à l’humanité – question qui ne souffre pas de réponse définitive, parce que la connaissance n’est jamais acquise totalement. L’histoire juive est une phrase qui n’est jamais conclue par un point final, c’est une phrase avec des points de suspension, une terre en friche, une symphonie inachevée. Le grand rabbin Jonathan Sachs explique que le judaïsme se conjugue au futur ou à l’inaccompli. La première parole de Dieu est un futur yehi or que la lumière soit ![2] Et lorsque Moïse demande son Nom à Dieu, Il se présente ainsi : « éyehé asher éhyé « je serai qui je serai »[3], et non pas « je suis qui je suis ». Le présent est inchangeable, il se présente à nous, nous rendant de fait des réceptacles passifs, l’avenir en revanche est en construction. Et c’est précisément dans une vision du monde en pointillé que nous avons notre mot à dire. Tout se passe comme si Dieu nous avait offert un langage, des lettres, un alphabet du cœur et de l’esprit, et c’est à nous de choisir avec sagesse et fantaisie l’ordre dans lequel nous allons disposer les lettres. Ainsi tout rêve est non seulement dans l’ordre du possible, il est souhaité et désiré, accueilli et loué. Il ne se réduit pas à l’expression d’un manque comme la colombe de Kant qui vole vers les cieux parce qu’elle est « intoxiqué d’avenir par abus d’espoir ». L’espoir n’est pas une drogue qui nous rendrait aveugles à la réalité, serait une excuse pour la fuir. Formuler des rêves, fait des humains que nous sommes, des êtres fiers de leur liberté. Ces lettres s’épousent et dansent dans l’infini des possibles, parfois sur des rythmes endiablés parfois sur des tempos lancinants, nous sommes les musiciens de nos vies, et nos rêves en sont les partitions. Supprimer l’espoir reviendrait à affirmer la mécanique, la prévision sans faille du futur, l’absence de surprise, la répétition inexorable du passé. Espérer, c’est rendre possible l’impossible. Le rêver, le penser, c’est déjà l’imaginer et le mettre en forme, comme un artiste peintre qui fait une esquisse avant sa réalisation, un couturier qui dessine un patron, les rêves croqués de l’avenir sont baignés dans la lumière de l’espoir.
La promesse est présente dans les premières lignes de l’histoire d’Abraham, promesse d’une histoire qui ne finit pas, promesse d’une histoire qui défit toutes les statistiques, toutes les prévoyances, promesse qui se présente comme un miracle renouvelé de l’existence. Un peuple aussi nombreux que les étoiles du ciel et le sable de la mer ? Vraiment ? S’agit –il du sens de l’humour de Dieu ? Car dans le Deutéronome, il est écrit : je vous ai choisis pas parce que vous êtes les plus forts et les plus nombreux, mais les plus faibles et les plus petits. Alors la promesse de Dieu est-elle un mensonge ? Un rêve erroné, un espoir fallacieux ? Non, pour agir grandement, il faut penser grandement, au-delà de notre taille, espérer consiste à lever les yeux, dépasser notre réalité, faire un saut dans l’inconnu. Et en effet pourquoi nous juifs, le plus petit peuple de l’humanité sommes-nous toujours là malgré tous ceux qui ont voulu nous détruire comme nous le disons dans la aggada « shébekhol do vador ‘amad ‘alenou lekhalothénou… à chaque génération s’est levée quelqu’un qui voulait nous annihiler ». Depuis Pharaon jusqu’à aujourd’hui en passant par Haman, on a voulu nous anéantir. Comme le dit René Goscinny, « ce petit peuple invincible » … Quelle est donc notre potion magique ? Cette question n’a pas de réponse unique mais un élément de réponse peut être que ce peuple qui a la capacité de rêver, qui pense l’au-delà du réel, dont l’espérance n’a jamais été foulée par les pieds des plus grands et qui met au-dessus de n’importe quelle hiérarchie une éthique universelle, ce peuple là, aussi petit soit-il, et précisément parce qu’il est petit, est un empêcheur de tourner en rond, ma’agual. Il est une question embarrassante posée à l’humanité. Il refuse toute forme de déterminisme en affirmant l’espoir face à une histoire qui serait déjà tracée. Il exige de manier les crayons, et ne veut pas être une simple mine, triste. Il échappe infiniment, il est imprédictible par sa soif de liberté et refuse tout enfermement dans un algorithme ! Il met en œuvre un principe de pluralisme et de questionnement ingérable pour toute velléité de pensée unique. Il incarne l’espoir.
Le philosophe Maurice Reuben Ayoun le résume ainsi : « les juifs ont l’espérance chevillée au corps. Pour survivre, il leur fallait toujours se projeter dans l’avenir, dans l’attente de jours meilleurs ». L’espérance dans l’idée d’une histoire en tension vers un devenir inachevé s’est tissée dans les textes depuis la Bible jusqu’aux poètes d’aujourd’hui, penseurs et rabbins, philosophes et talmudistes : « par cette notion, poursuit le philosophe, qui redonne à l’homme les clés de son avenir, la tradition juive nous arrache à la loi d’airain du fatum, de ce destin qui écrase inexorablement toute existence humaine ». L’espoir est dès lors un refus du destin, une affirmation de la destinée, cette capacité pour chacun d’entre nous de forger notre vie sans croiser les bras, comme une glaise qui cède sous la pression de nos doigts. Contrairement à ce qu’affirme Sénèque dans ses Lettres à Lucillius : « quand tu auras désappris à espérer, je t’apprendrai à vouloir », le judaïsme n’a jamais considéré l’espoir comme un frein, une entrave à la volonté, bien au contraire, il est la muse de l’action, son amant qui l’étreint dans un baiser fougueux et sans cesse lui souffle à l’oreille un refrain encourageant « hakol efshari » tout est possible. Ainsi, la Torah nous donne des exemples très concrets : la grande histoire est faite de ces petites histoires, de récits individuels, toledoth qui ne sont jamais noyés dans une globalité. L’attention au détail est incontournable. L’histoire du judaïsme est une fresque de visages. Prenons en quelques exemples dans la Torah, le Talmud et l’histoire juive.
Abraham, le premier hébreu à qui Dieu dit Lekh-lekha va vers le pays que je t’indiquerai, suit la fameuse promesse de la construction d’un peuple. « C’était cela le chemin d’Abraham, écrit André Neher, sa route victorieuse vers l’esprit sans jamais s’évader du chemin de la terre du derekh erets, il s’en appropriait les paysages pour les incorporer à la lumière. Son éthique religieuse n’était pas celle d’un être sublimé, mais celle d’un cavalier domptant souverainement sa monture ; il était l’homme par excellence, parce qu’il excellait dans son être, c’était sa condition d’homme »[4]. Il n’y a donc pas chez Abraham d’illumination, de rêveries trompeuses, de fanatisme dangereux mais simplement un homme qui marche droit, la tête haute porté par une espérance qui ne l’empêche pas d’avancer. Il marche mu par une promesse en devenir. Abraham est acteur de son destin, il doit quitter sa maison natale, s’arracher à ses habitudes, pour tracer un nouveau chemin. Les juifs par choix, à l’instar d’Abraham et de Sarah, qui sont considérés comme les premiers guérim, convertis de notre histoire, le font admirablement et chaque être humain qui ne reste pas dans la reproduction exacte de ce qui lui a été transmis mais revoit, relit, réinterprète l’héritage qu’il a reçu, chaque être humain qui ajoute sa touche, son âme à ce que lui ont donné ses parents, devient humain dans le plus beau sens du terme, il accouche d’une nouvelle interprétation, il met au monde une nouvelle lecture. Celui ou celle qui dit « je le fais uniquement parce que mes parents, mes ancêtres l’ont fait », n’est qu’une machine à reproduire, pas un créateur. La leçon lékah est de la même racine hébraïque que makloah la mâchoire, une leçon ne doit pas être engloutie, elle doit être mastiquée, mâchée, ruminée pour pouvoir se l’approprier et la changer. Cette mastication du texte est la seule garante d’une lecture renouvelée à l’encontre du fondamentalisme, d’une lecture trop littérale et prisonnière de la lettre. Les rabbins n’ont jamais été prisonniers du texte. Le texte est un pré-texte à une expression sans cesse révélée, jamais muselée. C’est ainsi que, comme le dit le midrash, il n’y a pas de jour sans hidoush au beit hamidrash[5]. Si le renouvellement n’est pas là, le texte se dessèche et la maison d’études devient un musée dont on admire les artéfacts sans s’en servir, un peu comme ces livres de la Torah tristement enfermés dans une vitrine, toujours ouverts sur les mêmes colonnes. L’enseignement sans nouveauté est stérile, il n’avance pas, reste figé sur le passé, dans une forme d’idolâtrie de ce qui a été, et produit au mieux un conservatisme crispé qui n’a jamais été présent dans le judaïsme, au pire la mort du texte. Le regard tourné vers l’avenir a toujours caractérisé le judaïsme, un regard nourri d’espérance, pétri de promesse. Lekh lekha[6] est une injonction permanente que l’exemple d’Abraham inspire.
Prenons un second exemple biblique qui nous apprend aussi la leçon de l’espoir : celui du personnage d’Hagar qui, repoussée dans le désert avec son enfant mourant se désespère[7]. Un ange lui apparait pour la rassurer sur son sort. Et ses yeux sont dessillés, elle voit un puits alors qu’elle ne demandait qu’à mourir. Ce puits qu’elle n’avait pas vu, était pourtant toujours là. Parfois le désespoir nous empêche de voir les petites fioles de lumière qui nous entourent. L’être humain perçoit toujours ce qui ne va pas et oublie ce qui va bien. Sur un visage, un tableau, il voit toujours d’abord les défauts. Il se plaint comme les hébreux dans le désert, regrettant les concombres, les melons, les poireaux, les oignons et l’ail[8]… oubliant qu’il goûte à la liberté. Dans toute étude critique, on doit, dit la tradition, commencer par le bien. L’esprit étant tourné vers ce qui va bien, le négatif qui suit porte ainsi la lumière du positif.
Le Talmud[9] nous dit aussi que si l’on perd un objet et que l’on ne perd pas l’espoir de le retrouver, il nous appartient toujours. Cependant si je perds un objet et que j’abandonne tout espoir de le retrouver, il appartient à celui qui le retrouve. C’est ainsi aussi que l’espoir permet de s’accrocher au fil qui nous mènera vers les retrouvailles. Ne pas baisser les bras face aux difficultés nous permet aussi de vaincre les obstacles.
Reprenons l’exemple des explorateurs qui envoyés en éclaireurs font un compte-rendu de ce qu’ils ont vu. C’est la même terre, le même paysage qu’ils observent et dix sur douze, la majorité, verra un pays qui dévore ses habitants, un pays peuplé par des géants, « Nous étions des sauterelles à nos yeux, et ainsi étions-nous à leurs yeux »[10]. Un midrash[11] magnifique nous dit que Dieu a pardonné la première phrase, la vision que les explorateurs avaient d’eux-mêmes : parfois l’on se voit plus petits que ce que l’on est. Mais Dieu se met en colère pour la seconde phrase « ainsi étions-nous à leurs yeux ». « Qu’est-ce qui prouve que vous étiez des sauterelles à leurs yeux, s’exclame Dieu, comment pouvez vous imaginer ce qu’ils pensaient de vous de manière si négative, peut-être étiez vous des anges à leurs yeux comme vous l’êtes à mes yeux ». Ce midrash nous dit que nous devons nous penser comme des anges et c’est ainsi que nous pouvons combattre des géants. Il ne s’agit pas bien sûr non plus de se voir trop grands, mais juste assez, des David face à des Goliath. C’est loin d’être facile surtout si les circonstances nous accablent mais là aussi les temps de persécution et la réaction des rabbins sont pleins d’enseignement car ils nous invitent à nous hisser et à nous relever de toute situation même les plus dévastatrices.
Le Talmud nous raconte ainsi que Rabbi Akiva errait avec ses disciples dans les ruines du Temple de Jérusalem, détruit par les romains en 70. Les disciples se lamentaient de voir le plus grand symbole de la gloire passée du judaïsme détruit sous leurs yeux, le sang coulait des pierres éparpillées racontant la violence subie par tous. Face à ce grand malheur, Rabbi Akiva restait étonnamment calme. Comment peux-tu garder ta contenance ? s’exclamèrent avec stupéfaction ses disciples. Et le grand Maitre les consola en disant : « la première partie de la prophétie s’est réalisée, j’attends la seconde, la reconstruction de Jérusalem »[12].
Est-ce là la parole d’un fou délirant, ivre de chimères ? Certes non, il ne s’agit pas de refuser la réalité ni de se réjouir dans un temps de malheur, mais de trouver des mots de consolation après le deuil.
Ainsi de nombreux rabbins et philosophes juifs ont fait cet effort incommensurable après la Shoa pour maintenir l’espérance de temps meilleurs. Le rabbin Régina Jonas a enseigné l’espoir au milieu des camps, à Théresienstadt. Elle explique qu’« être béni par Dieu signifie offrir des bénédictions, de la compassion, et de la loyauté, quel que soit le lieu et la situation […] . Notre travail à Theresienstadt, même s’il est grave et plein d’épreuves, sert aussi ce but …que notre mission soit une bénédiction pour l’avenir d’Israël et de l’humanité … la récompense d’une mitswa est la reconnaissance d’une grande action par Dieu », écrit-elle dans la tourmente. Quelle leçon magistrale d’humanité et de dignité ! Il ne s’agissait pas de vendre de l’espoir, il s’agissait de maintenir cette petite flamme allumée, qui permet comme disent les hassisim, même dans une grande pièce obscure de chasser l’obscurité. « Je crois à au soleil même s’il ne brille pas. Je crois en l’amour même quand je ne le sens pas. Je crois en Dieu même s’il reste silencieux ». A-t-on retrouvé écrit sur un mur dans un camp de concentration. L’espoir n’est pas une douce illusion, il est un devoir de survie, la possibilité de croire l’impossible et de le rendre possible, de repousser les limites du réel, de nous rappeler que face à des diables nous sommes des anges…
Des anges certes mais sans doute blessés, comme Jacob écrit André Neher au lendemain de la Shoa, l’humanité est blessée, mais si nous abandonnons l’espoir de lendemains meilleurs nous signons notre arrêt de mort. Bekhol zoth est l’expression du prophète Jérémie qui inspire le philosophe. « Pourtant ! Le mot qui cesse l’impossible, qui balaie les obstacles, qui créé l’avenir. Le mot qui accepte lucidement toutes les difficultés, toutes les embuches, toutes les barrières et les pulvérise par l’espoir. Le mot qui perce le cloisonnement du temps et qui efface les distances. Deux événements séparés par des mots, des années, des siècles, des millénaires. La catastrophe et le retour- coïncident pourtant, sont tout proches, intimes, simultanés[13] ». Bekhol zoth pourtant, malgré tout est donc l’expression qui doit nous guider, lorsque que terrassés par le malheur, nous devons nous relever. Nous sommes les générations qui portent le souvenir de la Shoa, parfois, gravés dans nos cœurs, et pourtant nous devons poser sur nos cœurs meurtris les paroles de la Torah. Al levavekha sur ton cœur, pourquoi n’est-il pas écrit « dans ton cœur » questionne le rabbi Levi de Berdichev, parce que parfois le cœur est fermé et ne peut pas accepter de faire entrer les mots. Notre tâche est simplement de les mettre « sur nos cœurs ». Quand le cœur est prêt, il s’ouvrira et les mots y pénétreront comme de l’eau sur une terre aride ». Si englués dans le désespoir, les yeux rivés sur le passé mortifère, nous ne mettons pas les mots de la Torah sur nos cœurs, nous contribuerons à son extinction.
Edmond Fleg, au lendemain de la guerre pendant laquelle il avait perdu ses deux fils écrivait : « Nous, de l’espérance ». Et aussi cette fameuse phrase : « je suis juif parce qu’en tout temps où crie une désespérance, le juif espère ». Depuis le premier mot de Dieu dans la Torah, yehi or, que la lumière soit en passant par le lekh lekha d’Abraham, le puits d’Hagar, les explorateurs, les prophètes, Rabbi Akiva et jusqu’aux rabbins et philosophes après la Shoa, un fil d’azur a tissé la tapisserie du judaïsme : le fil de l’espoir. Car Tikva espoir vient du mot kav, le fil ou l’horizon.
A l’inverse de Don Diegue disons alors : O Courage O espoir ! Soyons rageux d’espoir ! La vision juive de l’espérance va à l’encontre des civilisations grecque et latine pour lesquelles l’espoir est une attente déçue, un obstacle au savoir ou l’expression d’un manque qui reste et restera collé au fond de la jarre de Pandore. L’espérance ne s’oppose ni à la connaissance, ni à l’action, elle nous permet bien au contraire une vision d’avenir aux reflets changeants. « Etre juif, écrit le rabbin Sachs, c’est être un agent de l’espoir dans un monde menacé par le désespoir. Le judaïsme est un combat continu contre le monde tel qu’il est, au nom du monde qui pourrait être, devrait être, mais n’est pas encore ». Sachons distinguer le tekheleth, le fil bleu d’azur très loin dans nos rêves de terres promises. Et disons comme le prophète Isaïe (40 :31) « ceux qui espèrent baAdonai en l’Eternel, renouvellent leur force, ils se font des ailes comme les aigles, ils courent et ne sont pas las, ils marchent et ne sont pas épuisés ». Ne disons pas que nous sommes inquiets mais plutôt que nous avons des raisons d’espérer. Soyons ces bateaux ivres d’espérance, qui voguent confiant vers un horizon toujours meilleur.
Rabbin Pauline Bebe
[1] Le Cid, Acte 1 Scène 4
[2] Genèse 1 :3
[3] Exode 3 :14
[4] le puits de l’Exil p.63
[5] TB, Hagiga 3a
[6] Genèse 12 :1
[7] Genèse 21 :16
[8] Nbs 11 :5
[9] Baba Metsia 3
[10] Nombres 13 :33
[11] Tanhouma
[12] TB, Makoth 24b
[13] Jérémie, pp 190-191