Kol Nidrei 5780 – mardi 8 septembre 2019 (soir)
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Il y a quelques semaines, je recevai un coup de fil d’une journaliste qui écrivait un article sur les mythes de la Genèse et en particulier sur la présentation de la création de l’homme et de la femme. Un sujet à la fois ancien et nouveau dans une société qui questionne le genre et c’est bien normal, les rôles attribués aux uns et autres. J’opposai la vision des deux premiers chapitres de la Genèse, 1 et 2, en distinguant les écritures, le style, une vision égalitaire pour le premier texte, une vision patriarcale pour le second. La journaliste connaissait les deux histoires de la création, je lui appris qu’il existait même un troisième récit. Et sa question fut : « mais si les textes sont contradictoires, pourquoi les a-t-on gardés ? ». Comme le dit le Talmud, à cette question qui dessinait un fil, une montagne était accrochée. Car pour comprendre une question, il faut se mettre à la place de la personne qui la pose. Dans ces quelques mots se cachait une grande problématique : comment un texte religieux et ou saint, peut-il présenter deux vérités contradictoires, comment Dieu peut-il/elle dire une chose et son contraire ? Lorsque je répondai : « cela ne pose pas de problème au judaïsme », j’entendis au bout du fil, un silence de sidération. On oppose souvent les démarches de doute de la science, aux démarches religieuses comme si les religions savaient tout et affirmaient des principes de foi de manière péremptoire sans se remettre en question. C’est sans doute ce que certains ont cru des religions ou ont voulu faire croire et, au nom de Dieu, ne nombreuses violences ont été commises. On a souvent utilisé les religions comme source de pouvoir, les « élus » se disaient et se disent encore « élus de Dieu » pour légitimer un statut de domination. Et ce pouvoir a prétendu détenir une vérité qui ne souffrait la coexistence d’aucune autre ; est-ce la faute des religions, des spiritualités, des identités spécifiques si la violence existe ? Faut-il toujours penser un « nous » et « eux » en termes de violence ? Est-ce incontournable que le sacré se définisse dans une opposition à l’autre, qui doit mourir sous le glaive, s’il n’adopte pas sa manière de penser ? Faut-il se débarrasser de toute forme d’identité de groupe pour éradiquer la violence comme le disait John Lennon dans sa chanson « imagine there is no religion », ou bien les religions sont-elles dévoyées « pour » et « par » la recherche du pouvoir ? Faut-il tourner le dos aux religions parce qu’elles sont sources de violence ou a-t-on mal compris leurs messages ? Que devons- nous faire des textes violents de nos traditions respectives ? Dieu est-il source de violence ?
Les religions ou spiritualités se sont toujours définies comme des manières de penser le monde, des sortes de lunettes qui apportent une vue corrigée de la réalité, des philosophies de vie. Et de même que l’on ne peut porter plusieurs verres avec des corrections contradictoires, les religions se sont élaborées dans une exclusivité, souvent même en opposition les unes aux autres. On est juif ou chrétien ou musulman ou bouddhiste mais on ne peut avoir de vues syncrétiques, et les mouvements qui affirment une double appartenance ont toujours été considérés avec suspicion. Les religions ont chacune voulu imposer leur manière de penser, le judaïsme a voulu éradiquer le polythéisme et l’idolâtrie, le christianisme a pensé que le judaïsme devait disparaitre et l’Islam prendre la place des deux premières. Chacun a proclamé « notre dieu a raison », ou « nous avons compris ce que d’autres n’avaient pas compris jusqu’à présent ».
Face à cette guerre des religions, cette concurrence de révélations, se disputant les croyants, les fidèles et la vérité, on a pu observer une volonté d’éradiquer toute forme de croyance ou d’appartenance religieuse soit au nom d’un « nous » universel : « nous sommes tous des frères et des sœurs », une communauté humaine et nous n’avons pas besoin des religions, soit au nom d’un individualisme à tout crain, affirmant que l’individu est roi et au nom de la liberté individuelle, que le « je » ou l’intérêt personnel doit nous guider – le groupe étant par essence source de conflit. Les religions sont devenues un bouc émissaire, on leur a attribué toute la violence du monde, pourtant on sait que des sociétés areligieuses ont été extrêmement violentes. La plupart des guerres de l’histoire ont eu lieu soit pour des raisons de pouvoir, de gloire ou de territoires et d’après les historiens seules 10% impliquaient des raisons religieuses. (cf. Encyclopedia of Wars, Phillips and Axelrod). Le XXème siècle a vécu la fin des idéologies et la remise en cause de toutes les croyances. Or, on peut constater que face à une absence de spiritualité, on assiste à un regain de crispations identitaires, un retour vers des formes fondamentalistes d’appartenance à un groupe. Comme si à vouloir jeter le bébé avec l’eau du bain, on remettait en cause un des ciments de l’humanité, un des ferments de la civilisation, un des piliers de notre existence qui éclaire notre chemin. C’est un peu comme si, parce que certains tombaient dangereusement amoureux d’une étoile, on voulait gommer la voie lactée et que l’on tombait soit dans une obscurité totale, un monde privé de sens où chacun va pour soi, soit dans une lumière trop forte des illuminés fondamentalistes.
On peut penser que ce sont les groupes identitaires qui créent des « nous » et des « eux » qui excluent nécessairement, une sorte d’identité tribale qui voit l’autre nécessairement comme un ennemi, ce qui fait dire à un philosophe comme Thomas Hobbes que « l’homme est un loup pour l’homme ». Il imagine le Léviathan comme unique force politique et pacificatrice de l’être humain. Mais que dit la Torah à ce sujet ? Elle met en scène deux situations bien connue, le déluge d’une part et la tour de Babel d’autre part ; deux modèles de société à laquelle elle oppose celui d’Abraham. Revenons sur ces mythes fondateurs.
L’épisode de Noé présente une des phrases les plus étonnantes de la Torah à propos de Dieu : « et l’Eternel vit que la terre était remplie de violence (6 :11-12) « les pensées de l’être humain était mauvaises depuis son plus jeune âge (6 :5), « Dieu regretta d’avoir créé l’être humain et son cœur était rempli de tristesse ». (Gen 6 :6) vayit’atsev el libo. Ces versets qui nous font entrer dans les pensées de Dieu sont surprenants à plus d’un titre. D’abord parce qu’il nous présente un Dieu déçu de sa création. Si Dieu est tout puissant, comment Dieu peut-il avoir des regrets ? Cela nous apprend, et c’est à souligner en ce temps de teshouva, de retour sur soi de ces fêtes de Tishri, que même Dieu peut se tromper et avoir des regrets. Mais, et cela est encore plus important, le regret de Dieu est le gage du libre arbitre, de la liberté humaine. L’être humain est capable de faire le bien comme le mal, librement – et on le sait que trop bien, et Dieu observe, parfois rit parfois pleure, dit le Midrash. La violence fait partie de la nature humaine, même si contrairement à d’autres philosophies, ce mal n’est pas inéluctable, selon la pensée juive, c’est à l’être humain de faire en sorte que le bien domine sur le mal. Et les rabbins laissent libre court à leur imagination pour décrire génération du déluge dor hamaboul où par exemple, dit le midrash, « ils avaient déplacé les bornes de leurs voisins pour étendre leurs propres domaines. Si quelqu’un voyait un bœuf ou un âne aux mains d’un orphelin ou d’une veuve, il le prenait » (Midrash Tanhouma, Noah 26). En d’autres termes chacun était gouverné par ses propres intérêts, et les faibles étaient opprimés ; une société où l’individu est roi et suit ses désirs sans loi ni limites, une société qui peut dire « après moi le déluge ! » et qui ressemble étrangement à certaines de nos sociétés aujourd’hui !
La Torah nous propose ensuite, le modèle inverse, celui de la tour de Babel : une société qui a un grand projet universel dans lequel tous les individus doivent se reconnaitre, une tour qui atteint le ciel. Apparemment, si on lit rapidement le passage, on peut penser que ce projet est merveilleux rassemblant tout un chacun dans la construction d’une cause qui les dépasse, seulement l’épisode se termine avec la dispersion des êtres humains sur terre. Mais si l’on étudie bien le texte, on s’aperçoit qu’avant même la construction, les êtres humains (Gen.10 :5) sont divisés en 70 nations avec chacune sa langue. On sait que certains conquérants néo-assyriens imposaient leur langue à ceux qu’ils conquéraient et aujourd’hui encore les langues sont un sujet d’influence et de pouvoir. Ainsi le « nom » shem (Gen.11 :4) que veulent se construire les bâtisseurs de Babel pour atteindre le ciel est bien l’expression d’une volonté de pouvoir, voulant gommer les différences. On a ici une description très fine d’un projet soi-disant universel aux mains de quelques-uns qui veulent imposer « une pensée unique et des paroles uniques » (Gen.11 :1) ce que le philosophe André Neher décrit comme « un univers concentrationnaire » (cf. L’exil de la parole), ou autrement dit la négation de la diversité. Et le midrash dit également que dans cette construction, les pierres étaient plus importantes que l’être humain – on pleurait une pierre qui se fracassait, on traitait avec indifférence un bâtisseur qui se blessait. Comme dans certaines constructions ou organisations aujourd’hui, l’humain était oublié au profit de l’objet de gloire. A la fin de l’épisode de Babel, la diversité première reprend ses droits et telle est la leçon de la Torah. Ne cherchez pas à gommer la diversité. Elle est l’œuvre divine.
Abraham arrive sur cet échec de l’individualisme sans loi que représente la génération du déluge et de l’universalisme imposé sans respect de l’individu que représente la tour de Babel. Entre le règne du « je » sans limites et du « nous » totalitaire, il y a la possibilité d’une relation « je-tu » respectueuse à la fois de l’individu et de la communauté à laquelle il appartient. Abraham doit instaurer le dialogue entre le « je » et le « tu » – ce que Adam et Eve n’avaient pas su faire, ils parlaient de l’autre à la troisième personne. Avec Abraham et Sarah, la révolution de la pensée hébraïque consiste à affirmer que l’on peut maintenir une identité sans violence. Que constituer un groupe ne signifie pas nécessairement exclure les autres ; en d’autres termes on peut concevoir un ou plusieurs « nous » qui se côtoient et ont une même histoire, de mêmes valeurs et un « eux » universel sans que le « nous » veuille tuer le « eux ». La Bible nous présente un modèle de société faits de cercles soit concentriques qui s’emboitent les uns dans les autres sans prendre la place les uns des autres, soit qui coexistent dans un grand tout. Le particulier est au service de l’universel et l’universel ne nie pas le particulier. Et le mode d’emploi est dans la Torah si l’on prend bien soin de l’interpréter chaque fois que cela est nécessaire.
Que faire en effet des textes violents dans toutes nos traditions qui sont en contradiction avec ces principes. Les rabbins nous montrent l’exemple. Le Talmud, la loi orale, les a rendus caduques en les contextualisant, par exemple une quasi-abrogation de la peine de mort, qui n’exclut pas la légitime défense, l’ordalie de la femme adultère est annulée, le fils rebelle et insoumis n’existe pas, affirment les rabbins. Ces derniers n’hésitent pas à dire le contraire de certains textes bibliques. Le travail de contextualisation n’est pas terminé et à chaque génération, il doit être renouvelé pour que le texte reste kadosh saint ; c’est le cas plus récemment pour la participation des femmes au culte publique, l’inclusion des sept genres du talmud et la considération éthique de tout être humain. Il s’agit là d’un travail salutaire que toutes les religions doivent faire haut et fort afin que l’on ne lise pas le texte littéralement et qu’au nom de ce texte, on commette des horreurs. La lecture littérale du texte est une caricature grimaçante dans une tradition d’interprétation constante. Interpréter peut sauver des vies !
Comment donc les textes nous indiquent-ils une voie à suivre en matière d’identité ? Prenons quatre exemples, où il est chaque fois question d’opposition et de conflits. Le livre de la Genèse depuis Adam et Eve jusqu’à Joseph est le terrain de conflits familiaux. Les textes nous disent que le conflit et la violence, les tromperies et les déceptions font partie de l’histoire humaine et aucun personnage n’y échappe. Mais le texte n’est pas comme un roman qui nous fait rêver un instant, la tradition ne le considère pas simplement comme un divertissement mais porteur d’enseignements, c’est le sens du mot torah, il indique une marche à suivre, il nous donne des clefs de résolutions des conflits. Pour commencer Caïn et Abel.
La première fratrie se termine par le premier meurtre de l’histoire biblique. Caïn tue Abel. C’est à l’occasion de la première offrande à Dieu et déjà Dieu préfère l’offrande d’Abel, le texte ne dit pas pourquoi. On peut facilement dire « c’est la faute à Dieu » comme certains le font encore aujourd’hui. Et il suffit de supprimer Dieu, kiveyakhol pour ainsi dire, pour régler le problème. « Trop facile » pourrait dire Dieu, « vous n’avez pas besoin de moi pour vous entretuer » ! D’ailleurs, les rabbins voulant montrer que Dieu n’est pas injuste vont chercher des raisons de cette préférence de l’offrande d’Abel afin qu’elle ne soit pas « un simple caprice de Dieu ». Mais si le texte est silencieux sur la raison, le mobile du meurtre, c’est aussi peut-être pour nous dire que dans tout rapport à Dieu ou à l’autre peut s’installer une forme de compétition ou de concurrence, comme des enfants sont toujours jaloux de l’amour de leur parents, la femme ou l’homme aimé de l’amant et les religions veulent être « l’enfant préféré de Dieu » ; le texte biblique nous dit que dans le rapport à l’autre, peut se glisser une forme de jalousie meurtrière, celle qui fait que Caïn tue Abel. Et lorsque Dieu demande à Caïn où est son frère et que Cain répond « suis le gardien de mon frère ?» (Gen. 4 :9), on apprend que les relations humaines doivent aboutir à un partenariat, une responsabilité commune, doivent être gouvernées par l’amour et la loi et non la haine et l’envie. En outre, Caïn n’est pas abandonné par Dieu, il porte un signe qui le protège de ceux qui voudraient venger Abel. Il a une descendance. Il ne s’agit pas en effet d’éliminer le meurtrier mais qu’il soit jugé, Caïn n’est pas le symbole du mal absolu qu’il faudrait éradiquer, Dieu éprouve une compassion pour Caïn et nous aussi lorsqu’il dit « mon crime est trop lourd à porter ». (Gen.4 :13) Gadol avoni minesso
On retrouve le même schéma avec Jacob et Esaü, préférence des parents, jalousie, tromperie, recherche de vengeance mais réconciliation. Esaü et Jacob se disputent déjà dans le ventre de leur mère et Rébecca s’en inquiète. Elle interroge Dieu qui lui dit « deux nations sont dans son sein »(Gen.25 :23) ; le conflit entre frères, entres nations et même entre religions va de soi. Seulement le judaïsme nous dit précisément de ne pas accepter le déterminisme du conflit, et d’aller contre-nature, de se dépasser. Si Jacob est choisi pour être l’ancêtre du peuple d’Israël, Esaü n’est pas pour autant exclu. Lui aussi a droit à une bénédiction et l’on pleure avec Esaü lorsque Jacob lui vole sa bénédiction et crie amèrement « n’as-tu donc qu’une seule bénédiction père haberakha ahat hi lekha avi ?, mon père béni moi aussi et Esaü éclata en pleurs » (Gen. 27 :36). On ressent de la honte face à la manipulation de Jacob. La Torah nous dit que les relations humaines ne sont pas manichéennes, Jacob et Esaü restent frères, ils ont tous les deux des qualités et des défauts et finiront par se réconcilier. Ils sont victimes à tour de rôle de leur désir de compétition.
Il se passe à nouveau la même chose pour Joseph et ses frères : Joseph gonflé de l’amour de son père qui préférait sa mère Rachel à Léa son autre femme, se vante d’être supérieur à ses frères. On comprend qu’il suscite un sentiment de jalousie chez les frères avec sa tunique multicolore et ses rêves de domination. Et pourtant la conclusion du livre de la Genèse est la réconciliation des frères autour du lit de mort de Jacob. Le rapprochement prendra du temps et il faudra que Joseph soit en situation de pouvoir en tant que vice-roi d’Egypte pour pardonner à ses frères dans une inversion de situation. Et s’ils ont pu comploter contre lui de le tuer, c’est parce que, explique Emmanuel Lévinas « ils l’ont vu à distance » (Genèse 37 :18) vayirou oto merahok ; ils n’ont pas vu son visage, sa face créée à l’image de Dieu. Etre indifférent, c’est détourner son visage : quand on se rapproche de personnes qui nous paraissent étrangères, on les dévisage et l’on voit la part d’humanité en eux ; de loin, ils perdent leurs visages ou leur face et on ose se comporter mal avec eux, de près, c’est impossible. On remarque ce dévoiement lorsque les chefs ne rencontrent jamais leurs administrés. La rencontre à l’inverse permet la proximité et la Torah nous montre que tout doit être fait pour éviter la violence.
Revenons enfin à la relation entre Sarah notre matriarche et Hagar. Vous vous en souvenez Sarah est stérile et demande à sa servante égyptienne Hagar d’être la première mère porteuse de l’histoire. Hagar s’unit à Abraham puis une fois enceinte, méprise sa maitresse qui la renvoie dans le désert une première fois ; elle reviendra sur l’ordre de Dieu. Lorsqu’Ishmaël naitra, il se moquera d’Isaac à son tour et Hagar, dont le nom peut se lire haguer l’étranger, sera à nouveau renvoyée par Sarah dans le désert avec son fils Ishmaël. Abraham est déchiré entre l’amour de ses deux fils et le lecteur est lui aussi tiraillé lorsque Hagar se trouve abandonnée dans le désert avec son fils qu’elle ne veut pas voir mourir devant elle. Le texte est particulièrement émouvant. Dieu ne laisse pas tomber Hagar : un puits apparait devant elle et elle est sauvée. Une fois encore, on nous montre que les personnages sont nuancés, que le choix de rattachement à une histoire, celle d’Abraham, de Sarah et d’Isaac ne signifie pas l’abandon où l’exclusion de l’autre. Hagar reçoit une bénédiction. Dieu peut aimer tous les êtres humains différemment. Dieu n’a pas qu’une seule bénédiction ! Un midrash (Tanhouma Hayé Sarah 8, PDRE 29) étonnant nous dévoile qui est la troisième femme d’Abraham appelée Ketoura qu’il épouse après la mort de Sarah. Ce n’est autre, explique-t-il, que Hagar, comme si le rejet d’Hagar n’était pas digéré par les sages du midrash et qu’Abraham revenait vers elle. D’ailleurs Ishmaël et Isaac se retrouvent tous les deux sur la tombe de leur père. Pourquoi ? Alors que le texte ne dit pas qu’ils se sont revus ? Les rabbins expliquent qu’Abraham n’avait pas abandonné Ishmaël, il était allé lui rendre visite, preuve selon le midrash qu’il l’aimait toujours (PDRE 30) : il avait fait passer un test à la femme d’Ishmaël à partir d’un seul critère, comme c’était le cas de Rébecca la femme d’Isaac : l’accueil des étrangers, c’est à dire la capacité à ouvrir son cœur à des personnes qui ne font pas partie d’un groupe identitaire. « Aime l’étranger » vehaavta eth haguer » dit la Torah à 36 reprises, l’identité ne signifie pas l’exclusion de l’autre. Abraham est guer et toshav à la fois étranger et résident. L’identité n’a de sens que si elle permet de sourire à l’autre différent de soi.
Pour autant, on ne nous présente pas non plus une pensée utopiste, on ne nous demande pas de nous sacrifier, ni d’aimer nos ennemis mais de les aider s’ils sont en danger avant même nos amis ; c’est-à-dire que la Torah est contre les entre-soi, notre tendance naturelle à aller uniquement vers des personnes ou un groupe qui nous ressemble. Elle nous demande d’aller au-delà de ces sentiments de jalousie pour l’objet partagé du désir, ce que René Girard appelait la rivalité mimétique.
Ces récits de compétition, Caïn et Abel, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères, Sarah et Hagar dans lesquels l’autre différent de soi pourrait être exclu, se terminent toujours par un apprentissage de l’ouverture, par l’affirmation que chacun a un rôle, une mission à accomplir aux côté des autres en les respectant parce qu’eux aussi ont été créé à l’image de Dieu.
La question posée par la journaliste « pourquoi garder des textes contradictoires ? » était loin d’être anodine. Une montagne théologique y était accrochée, un modèle de société qui rejette une pensée dualiste et manichéenne voyant les bons et les méchants, les élus et les infidèles ; c’est une pensée de la nuance qui défend l’identité et l’universalité en même temps, qui se bat pour la diversité ; si je suis juif, c’est parce que je me rattache à une histoire, une mémoire, des rites, une manière de penser le monde mais c’est aussi parce que sais accueillir l’étranger, et l’aimer. « Je suis juif, parce qu’au-dessus des nations et d’Israël, Israël place l’Homme et son Unité » écrivait Edmond Fleg. Le « je » est présent mais il donne la main à un « nous » qui lui-même est tourné vers un « eux » ou un grand « nous », le nous de l’humanité – il lui ouvre les bras et ne peut se passer de lui. Dieu, dit le midrash (Pirkey de-Rabbi Eliezer 11), a pris de la terre de toutes les couleurs pour former le premier être humain et les êtres humains, égaux en dignité, sont tous différents. Soyons fiers de cette diversité de visages, de la palette multicolore de Dieu, sachons relire nos textes pour en extirper la violence et affirmons le rôle essentiel d’une spiritualité faite de nuances, d’ombres et de lumières pour donner du sens à nos vies.
Rabbin Pauline Bebe