» Et d’abord la polémique. Il n’y pas de vie sans dialogue. Et sur la plus grande partie du monde, le dialogue est remplacé aujourd’hui par la polémique, langage de l’efficacité. Le XXème siècle est, chez nous, le siècle de la polémique et de l’insulte. Elle tient, entre les nations et les individus, et au niveau même de disciplines autrefois désintéressées la place que tenait traditionnellement le dialogue réfléchi. Des milliers de voix, jour et nuit, poursuivant chacune de son côté un tumultueux monologue, déversant sur les peuples un torrent de paroles mystificatrices ». Voici ce qu’écrivait Albert Camus en 1949 (le Temps des meurtriers) avant même la révolution numérique.
Le XXIème siècle comme un curseur que l’on déplace et qui augmente un volume, n’a fait qu’amplifier cette description du siècle dernier. Que ce soit en direct ou sur les réseaux sociaux, à une croisée de chemins ou sur un fil de la toile, le dialogue avec celui ou celle qui ne partage pas la même opinion devient difficile, voire douloureux, blessant, insoutenable. Les mots se font flèches, les paroles blessures, l’autre est ami ou ennemi, pour ou contre, il n’est plus de nuance. On ne peut plus discuter calmement avec ceux qui ne sont pas du même avis. L’autre devient un ennemi à détruire, un objet d’insulte et comme dans une arène, il semble que la violence soit recherchée, le choc des solitudes ou le lynchage d’un individu par un groupe, s’il ose s’exprimer de manière nuancée. Nulle part on ne recherche les compromis mais plutôt les éclaboussures, on prend parti souvent sans prendre le temps, il y a les bien-pensants d’un côté et de l’autre des personnes désignées comme celles qui ne comprennent rien. L’opposition agressive est de mise. On ne se fait entendre que si l’on invective et les petites voix sont humiliées de leur petitesse. « On ne vous entend pas » dit-on de manière méprisante. Pour exister, il faut faire du bruit. Il faut crier sa couleur, s’égosiller pour vivre, hurler pour être aperçu dans le brouhaha incessant des « j’ai raison ». Une tyrannie de la pensée s’installe progressivement comme si, si l’on ne pensait pas comme tout le monde, on était éliminé d’un jeu devenu cruel de la conversation. Comment faire pour retrouver la bienveillance ? Comment a-t-on perdu cet art du dialogue qui dans l’échange pouvait apaiser et réduire les aspérités ? Ne sait-on plus être en désaccord harmonieux ? Cherche-t-on à tout prix une uniformité réductrice ? Ou voulons-nous un monde manichéen de « bons » et de « méchants » ? Sommes-nous encore capables de nuance ?
Faire groupe pour certains, c’est supprimer les différences quel que soit le sujet. « La variété, écrit Benjamin Constant, c’est de l’organisation; l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie; l’uniformité c’est la mort. (De l’esprit de la conquête et de l’usurpation) ». Il défendait ainsi le pluralisme. Mais l’esprit a du mal à penser la variété. L’unité séduit, elle rassure, elle sécurise. « Il faut s’accorder sur ce que l’on va dire », entend-on souvent, se mettre en phase sur des « éléments de langage » car la variété d’expression est perçue comme un danger, une preuve de faiblesse comme si la vérité était unique et ne souffrait pas les éclairages irisés. La force, pense-t-on, c’est le même, c’est de parler à l’unisson et non de manière cacophonique. Mais les musiciens d’un ensemble n’ont-ils pas chacun leur partition ? L’harmonie ne vient-elle pas de ces voix différentes qui créent cet ensemble: le violon n’a pas le son de la trompette, ni la contrebasse de la flûte. Ils peuvent jouer les mêmes notes à certains moments, partager une même mélodie puis se séparer et se rassembler, mais leur voix, leur sonorité n’est pas la même. Même s’ils doivent créer une harmonie et se conformer aux exigences du chef d’orchestre, même si à une fraction de seconde près, ils doivent se répondre, s’attendre, ou se mouvoir ensemble, chaque musicien donnera sa couleur à l’œuvre finale, parce que chacune de leur âme est différente. Les oiseaux non plus ne disent pas tous la même chose. « La superposition polyphonique de plusieurs voix indépendantes et pourtant l’une à l’autre accordées, l’ambiguïté plurivoque qui en résulte, les sous-entendus et allusions que ces niveaux superposés accumulent, les arrière-pensées qu’ils recèlent -voilà sans doute la source d’un plaisir inépuisable […] écrit Vladimir Jankélévitch dans « La musique et l’ineffable (p.36). « Si toute cette richesse, poursuit-il, est reçue chaque fois comme un effet d’ensemble et dans une émotion simple, l’émotion elle-même au fil du temps, ne cesse de changer de couleur ». Et l’on peut dire que ceci est vrai pour la musique, tous les arts et pour la vie.
Le texte fondateur qui nous enseigne le danger de l’uniformité est celui de la tour de Babel dans la Genèse. Paradoxalement mais de manière emblématique, l’épisode a été lu comme une louange de l’uniformité. On lit en effet les textes comme on veut les comprendre. L’interprétation est libre et malgré l’écriture, le fait que les lettres sont posées sur le parchemin, n’exclut pas la liberté de la lecture : vers où l’oiseau qui a ses ailes repliées va voler, selon l’expression lévinassienne, nul ne peut le prédire, si ce n’est peut-être l’oiseau lui-même. Si le judaïsme parle de Torah et non d’écritures, c’est dans un mouvement, indiquant une direction à suivre de la racine yara, des lettres posées sont sujettes à mille et une interprétations. Shivim panim laTorah la torah a soixante-dix visages (Bemidbar Rabba 13 :17). Et si le Talmud interdisait de mettre par écrit ce qui était oral, c’était sans doute pour préserver cette fluidité. Ainsi lorsque l’on pense à la tour de Babel, on pense souvent à une humanité qui a voulu construire une tour, construction louable, et dès lors que les protagonistes ne pouvaient pas s’entendre Dieu les aurait dispersés et aurait confondu leur langue. Mais cette lecture qui considère que la tour est une bonne chose s’estompe comme un brouillard dans un rayon de soleil lorsque l’on lit le texte précisément. Le texte s’interroge : comment un projet commun peut être destructeur lorsqu’il est mu par l’ubris, l’orgueil ? Et c’est la lecture détaillée et non pas à l’emporte pièce qui fait la différence. Tout d’abord quel est l’objectif de la construction ? Car se pencher sur l’objectif signifie déjà que « faire ensemble » n’est pas toujours bien. L’éthique du faire dépasse celle du faire ensemble. En d’autres termes, il ne faut pas à tout prix faire ensemble. L’objectif énoncé dans le texte est de se faire un nom, na’assé lanou shem (Gen. 11 :4) ; le but n’est pas la tour elle-même mais le fait d’atteindre le ciel, de se faire une place auprès du divin, d’être presque un ange. De nombreux projets pharaoniques ont eu cette ambition icarienne et, à travers leur élaboration, on en oubliait l’éthique du processus; on était loin de l’idéal du tsimtsoum, du retrait, il fallait faire parler de soi, s’approcher au plus près du pouvoir politique, de l’arène des décisions, être dans l’olympe des dieux. Si, comme le dit le midrash (Pirkei de Rabbi Eliezer 24), on faisait plus attention aux pierres qu’aux êtres humains qui tombaient de la hauteur de la tour, qui tombaient de fatigue ou de désespérance, d’abus ou de pouvoir et d’abus de pouvoir, ce n’était alors que des victimes collatérales. Le but commun effaçait les âmes, gommait les visages. Ce que nous disent les rabbins ici est que l’attention au visage, même un seul, même du plus faible ou du plus petit, d’un nourrisson, doit être le centre de la préoccupation de l’ensemble. Moïse qui va chercher une brebis blessée et la porte sur son dos pour la ramener auprès du troupeau est le symbole de cette attention infinie à l’autre. La vision de l’ensemble ne doit pas froisser le détail d’un seul visage et l’occulter au nom d’un ubris débordant. Les détails mêmes du texte sont parlants, en particulier ces devarim ahadim (Gen. 11 :1), paroles uniques que le midrash lit ahoudim fermées, occluses, imposées, sur lesquelles s’appesantit le philosophe André Neher dans « l’Exil de la parole » en les qualifiant d’univers concentrationnaire (p.112). Les constructeurs de la tour de Babel voulaient que tous parlent un même langage avec les mêmes mots, une sorte de novlangue à la 1984 ; voici sous sa plume ce que notifiait le Service des recherches au Ministère de la Vérité : « Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. (…) Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. (…) La révolution sera complète quand le langage sera parfait. » George Orwell, 1984. De manière magistrale, George Orwell nous explique que la réduction du langage, son uniformisation résulte en une uniformisation de la pensée. Devarim ahadim. Vient l’idée de la perfection, dangereuse pureté, qui consiste à éliminer ce qui n’est pas conforme et parfois à juger et rejeter sans nuances avec les critères d’aujourd’hui ce qui a été dit hier dans une injustice anachronique. Orwell imagine aussi une police de la pensée qui déclare « le crime de penser n’entraine pas la mort, le crime de penser est la mort ». Dans cet univers totalitaire, on ne peut emprunter un chemin différent pour atteindre un but commun. C’est ainsi que, même en étant égalitaire et combattant le sexisme, j’essaie d’expliquer pourquoi je ne veux pas féminiser les fonctions et ajouter un « e » à rabbin. L’égalité est pour moi quand un homme ou une femme ou une personne qui ne veut pas s’identifier dans ces catégories binaires peut exercer à égalité la même fonction, quand on n’a pas besoin de sexualiser une fonction parce que peu importe qui l’exerce, parce que ce qui importe est comment on l’exerce. Ce discours différent, hors-norme n’est pas audible, ne correspondant pas à un discours normé pour ou contre, il est souvent rejeté avec mépris. « Un jour vous finirez par changer d’avis’, m’a-t-on dit, ce qui signifie ‘j’ai raison et vous avez tort’.
L’épisode de Babel commençait par un monde de soixante dix langues, puis se poursuit donc avec une volonté, un désir de pouvoir imposer une seule langue, on pourrait extrapoler en disant une seule religion, une seule philosophie, une seule façon d’appréhender le monde et ensuite, après l’échec et l’effritement de la tour, son démantèlement, tellement-dément, nous observons le retour à la variété du langage. Variété-uniformité-variété, les trois étapes se succèdent dans une structure concentrique comme en a l’habitude le texte biblique. Il y a un dérapage, l’utopie du même, de l’uniforme puis le retour à une diversité originelle, celle de la nature représentée par exemple par ce bouquet des arbaa minim, quatre espèces que nous tenons ensemble d’une même main pendant la fête universelle et particulière à la fois de Soukkoth. La punition n’est pas la dispersion, c’est la volonté de tout uniformiser, qui est une vision totalitaire et entraine la destruction. Les projets d’uniformisation à outrance dans lesquelles l’individu est écrasé sous une brique sont voués à l’échec, nous dit sagement la Torah. Même si tout enfant veut ressembler à son voisin pour se faire aimer et ne pas sortir du lot, on doit lui donner la force d’être différent, d’accepter son originalité qui vient se confronter à celle de l’autre et fait naître un bouquet changeant. Regardons la nature, la variété ne signifie pas le désordre, et chaque espèce vit dans un équilibre avec les autres dans un système organique.
A l’utopie de l’uniformité vient s’ajouter l’incapacité d’un vrai dialogue avec celui ou celle qui n’est pas le miroir de soi. ‘Ah s’il n’y avait qu’une seule religion’ me dit-on on souvent, on éviterait les guerres, le sang versé, les luttes et les conflits. Utopie encore que reflète cette anecdote du philosophe juif allemand Moses Mendelssohn, invité par l’empereur Frédéric II à un diner royal pour le cinquantième anniversaire de Goethe; il est assis à coté d’un évêque. La viande servie n’est pas cashère et Mendelssohn demande un plat de légumes à la place. L’évêque réagit en lui disant « Docteur, quand abandonnerez-vous ces vieilles superstitions et mangerez notre nourriture ? et la réponse de Mendelssohn ne se fait pas attendre: « Monseigneur, à votre repas de mariage ! » Dans cette anecdote, le sourire vient du renversement. On a tendance à oublier de se mettre à la place de l’autre, on veut le juger selon sa propre grille de compréhension du monde et on ne voit pas ses propres incohérences. « Ne juge personne avant d’avoir été à sa place » disent les Pirkei Avoth (2 :4), la véritable écoute consiste à se mettre pleinement dans une bienveillance qui autorise la différence de points de vue sans préjugés.
Nous avons à cet égard une tradition merveilleuse car si on l’entend bien, elle pense d’emblée la diversité. Le Talmud ne parle pas de thèse et d’antithèse, il dit yesh omerim certains disent ou davar aher autre chose- un art de faire un pas de côté, de glisser dans un pas chassé. Il prend parfois partie dans la diversité sans toutefois considérer le partenaire de la conversation comme un ennemi à abattre, mais un adversaire que l’on respecte et que l’on peut ou pas convaincre. Camus poursuivait : « Mais quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard. Grâce à la polémique, nous ne vivons plus dans un monde d’hommes, mais dans un monde de silhouettes. » (Albert Camus, Le temps des meurtriers (1949)). Des silhouettes, voici ce que trop souvent nous sommes devenus en voulant éviter les autres parce que le véritable échange nous mettrait en difficulté, il ébranlerait des positions trop tranchées, il nous ferait bouger. Des silhouettes, un théâtre de marionnettes, c’est aussi ce que nous avons fait subir aux autres en les jugeant trop vite, en ne traçant qu’un contour caricatural de leur être. Le Talmud nous donne un contre-exemple en rendant humains ses interlocuteurs, en les faisant vivre et danser, se lever comme des personnages qui sortent d’une page pour prendre corps sous nos yeux; l’œuvre majeure de la tradition juive se présente en permanence sous forme de dialogue de ces zougoth, de ces couples de rabbins qui sont en désaccord, à une même époque et à des époques différentes. Ils discutent en enjambant la daf du feuillet talmudique, d’une ligne à l’autre ou dans les marges à travers les siècles. Ces échanges sont magnifiques et leurs échos dans nos oreilles attentives ricochent sans fin. Ils se mêlent à nos voix. La plupart du temps la discussion est laissée ouverte et c’est à l’étudiant du Talmud de choisir quelle opinion il retient, tout en en discutant avec sa hevrouta, son partenaire d’études. On n’étudie pas seul précisément pour entretenir l’art de la controverse. Imaginez un seul instant que dans nos écoles et nos universités tous les cours soient donnés par deux professeurs en même temps qui débattent et ne sont pas du même avis. Etonnante image qui dessine la spécificité du judaïsme. Comme le soulignait Montaigne « éduquer ce n’est pas remplir des vases mais allumer des feux ». Le Talmud nous dit dès le premier âge que rien n’est simple, que la réalité est complexe et qu’il faut l’appréhender comme l’art cinétique en bougeant, telle la fontaine d’Agam sur la place Dizingoff de Tel-Aviv qui en tournant fait apparaitre des couleurs changeantes au fur et à mesure que l’on avance, un paysage vivant. L’étudiant est sans cesse en chemin et y ajoute son souffle, ses mots, plutôt que de rester passif devant un discours magistral qui détiendrait une vérité unique. « Ici, disait un professeur de l’école rabbinique, nous n’allons pas vous dire quelle est la vérité, nous allons la chercher ensemble ». Rare sont les enseignants qui laissent cette place à leurs étudiants, celle de tisser avec eux la tapisserie jamais achevée d’un monde meilleur. Hillel et Shammaï sont les maîtres les plus connus de l’époque de la Mishna et ils se chamaillaient tout en citant avec élégance l’opinion des autres avant la leur; il semble que nous ayons perdu cet art de la mahloketh, de la controverse et ce quel que soit le domaine. Le Meiri (Beit habehira sur Avoth 5 :17) qui vivait en Espagne au XIIIème explique à propos de ces échanges que c’est pour chercher la vérité qu’ils discutaient non parce qu’ils étaient acariâtres, jaloux ou pour obtenir la victoire. Ce n’est donc pas leur personne qu’ils mettent en avant mais leur propos et c’est ainsi que l’autre opinion a toujours voix au chapitre afin que l’étudiant puisse se forger sa propre opinion.
Et pour un esprit pétri de judaïsme, il n’est pas étonnant que même des scientifiques ne soient pas du même avis, que des chiffres ou des données puissent être interprétées différemment. Nous l’avons vu et nous le voyions encore pendant cette pandémie où, dès lors que l’on avait accordé à la science le statut d’une vérité sans nuance, une perte de confiance, un désarroi s’est installé parce que pour beaucoup il devenait intolérable d’entendre des scientifiques se contredire. Mais la science avance par l’expérience, elle tâtonne comme les autres recherches, et l’on sait avec la physique quantique que le regard du scientifique peut parfois influencer la réalité qu’il perçoit ainsi que son interprétation. Peut-être aurait-il fallu, dans une confrontation pacifique et respectueuse, faire dialoguer les scientifiques, inventer un talmud de la science. Là où les résultats ont été échangés souvent par delà les frontières, là où on a su dire que l’on avait réussi pour le bien général de l’humanité, là aussi où l’on a pu reconnaitre en toute humilité ses erreurs en se dégageant d’un enjeu politique, l’humanité a été préservée. « En tant qu’êtres humains, nous avons été dotés de ce qu’il faut d’intelligence pour nous rendre compte à quel point celle-ci est inappropriée face à l’existence. » disait Albert Einstein, et encore « quiconque prétend s’ériger en juge de la vérité et du savoir s’expose à périr sous les éclats de rire des dieux puisque nous ignorons comment sont réellement les choses et que nous n’en connaissons que la représentation que nous nous en faisons ». Ce génie de la science était plein d’humilité. Nous ne percevons qu’une partie de la réalité et le reste est plongé dans l’obscurité, la connaissance avance, la science également, des découvertes sont faites, comme le dit le Talmud on se tient sur les épaules des générations précédentes mais il ne faut pas oublier non plus que les générations suivantes se tiendront aussi sur nos épaules, parfois pour aller dans le sens de nos recherches et de ce que nous avons découvert, parfois pour nous contredire. Le doute est essentiel dans la démarche de l’éthique, dans la quête de la vérité et également dans une démarche spirituelle. Nous apprenons l’art de la controverse dans la Torah dès la Genèse lorsqu’Abraham négocie avec Dieu à propos de Sodome et Gomorrhe et si on discute même avec Dieu, c’est qu’aucune autorité ne peut être exclusive et péremptoire. Le bien dépasse le divin dans la mesure ou l’être humain rappelle à Dieu la justice ou bien Dieu ne peut être Dieu si Dieu n’est pas juste, ce que dit Abraham « comment le juge de toute la terre ne ferait pas la justice ! » (Gen.18 :25).
Pour agir ensemble, cessons par conséquent de chercher une uniformité réductrice, sans pour autant nous placer dans un relativisme qui consisterait à dire que tout le monde a raison, que toutes les croyances se valent, que toutes les opinions sont recevables. Mais pour adoucir l’art de la conversation, nous devons réapprendre les nuances, les clairs-obcurs, la capacité à pleinement écouter l’autre et à le respecter en tant que porteur de l’image divine. Si la violence s’empare des discussions, la conversation devient un champ de bataille dont personne ne sort indemne. Nous nous y abimons. Il ne s’agit pas d’être timoré, de ne pas se lever face aux injustices et de se taire devant des ignorances ou des généralisations, les inepties ou les contre-vérités. « Notre monde, poursuivait Camus, n’a pas besoin d ‘âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants, qui sachent faire à la modération sa juste place (Combat p.430). La vie ne se présente pas comme un jeu du vrai ou du faux ou un questionnaire à choix multiples où l’on se contente de cocher des cases. Nous vivons dans un monde complexe qui mérite davantage que des visions binaires. « le ciel est bleu par convention mais rouge en réalité » écrit Giacometti en défiant une lecture rapide du monde. C’est peut-être l’art et la poésie qui peuvent nous sauver, le sourire et la reflexion, la tendresse et le nuancier des émotions et puis l’affirmation juive que les questions sont plus importantes que les réponses. Comme le souligne si bien Jean Birnbaum dans son livre « Le courage de la nuance : « dans le brouhaha des évidences, il n’y a pas plus radical que la nuance ». En ce jour de teshouva, de retour sur soi, ou de réponse, sachons revenir vers la réflexion, les nuances et jusqu’à l’infini, posons-nous des questions !