Il est des lieux où l’on aime revenir, des lieux qui nous rassurent par leur permanence, parfois leur incongruité. Ils n’ont pas besoin d’être grands en superficie, il suffit qu’ils soient lumineux, qu’ils nous donnent cette impression de douceur et de confort des habitudes, un peu comme le goût d’une madeleine de Proust auquel nos papilles viendraient se ressourcer. Trois fois cette année, après le 7 octobre, à la fin du mois, puis en février et au mois d’août, j’y suis allée m’y ressourcer, dans cette petite boutique du 6 rehov ben Yehouda à Jérusalem. Dans ces quelques mètres carrés du midrehov quartier piétonnier de la ville millénaire, Doron siégeait tel le roi Salomon derrière son comptoir. Dans cette ville, non seulement les pierres racontent des histoires mais les personnes sortent des parchemins anciens pour s’animer sous vos yeux. Pour vous présenter Doron, je vous dirai que sa grand-mère Ann, qui a donné son nom à la boutique, lui a enseigné l’art de la broderie. Doron est entouré de piles de kippoth posées dans un équilibre toujours précaire et qui ne laissent voir pudiquement que quelques millimètres de leur couleur. Il y a aussi des talitoth pliés et accrochés comme dans une penderie qui attendent des épaules pour s’y poser religieusement, leurs tsistihoth franges, blanches ou bleues présentent toutes sortes de torsades pour contenter une variété infinie de juifs qui les demandent. Doron, juif traditionnaliste a toujours un mot de Torah, des paroles de sagesse à partager. C’est pendant mes études rabbiniques que j’ai découvert ce lieu et, de fil en aiguille, si je puis dire, Doron a brodé le nom de nos enfants sur leur taleth pour leur bar et bat mitswa, et nous échangeâmes à chaque visite des divrei Torah, des mots de Torah. Doron, voulant citer mes interprétations autour de sa table de shabbath assez conservatrice, avait pris l’habitude de dire : rabbi Pauline amar ; Pauline signifiant la Pologne en hébreu, aucun de ses convives orthodoxes ne pouvait soupçonner qui se cachait derrière cette appellation et lorsqu’il me le racontait, nous en souriions de bon cœur. Trois fois, cette année, je revins vers ce lieu comme pour me rassurer que malgré la tempête que le pays avait traversée et traversait encore, certains arbres restaient enracinés, l’arbre de la Torah, ets haïm hi un arbre de vie, dont la lumière était transmise dans ce petit makom, ce petitlieu. La dernière fois, alors qu’avec fierté, nous achetions le taleth de notre futur gendre, il fit cette constatation :
« Les dirigeants de notre monde manhiguei ha’olam sont à la recherche de leur propre pouvoir au lieu d’être au service de leur peuple » ! A travers sa bouche, la voix de la sagesse parlait et j’en mesurai la profondeur. Et je m’interrogeais sur ces dirigeants. Quelle était la nature de leur pouvoir ? Pourquoi le pouvoir exerçait-il une telle fascination sur les esprits ? Que signifiait ce mot « pouvoir » et comment notre tradition juive l’interprétait ? Pendant ces fêtes où nous posons la question de savoir quel est notre pouvoir face aux événements de nos vies, qu’entendons-nous donc par ce mot et comment devrions-nous l’entendre ?
Si l’on se tourne vers des dictionnaires philosophiques, on trouve que le mot « pouvoir » renvoie « à la capacité et la possibilité de faire quelque chose. Il se définit également par la domination que l’on peut exercer sur quelqu’un de façon à obtenir de lui un certain comportement ». Dans le dictionnaire philosophique du judaïsme « Contemporary Jewish thought », œuvre majeure d’Arthur Cohen et de Paul Mendes-Flohr, malgré ses plus de mille pages, compilation des écrits des plus grands penseurs du judaïsme, pas une seule entrée sur le pouvoir ! Etonnant, non ? Pourquoi ce silence, cette absence ? Nous y reviendrons. Poursuivons notre recherche : pour Michel Foucault, il est « un ensemble de relations telles que l’un parvient à déterminer ou contrôler la conduite de l’autre ». Dans toutes ces définitions, le pouvoir semble d’emblée se présenter comme « un pouvoir sur » et se définir en termes de domination. Un peu comme les deux rêves de Joseph qui, dans la Genèse, décrivent des gerbes de blé ou des étoiles, représentant ses frères se prosternant vers la sienne. Les rabbins voient d’un œil critique ces rêves de domination. Le Maharal de Prague au XVIème siècle dit par exemple que « lorsque Joseph raconta ses rêves à ses frères, leur haine à son égard fut plus forte. Telle est la nature de la haine : lorsqu’un nouveau motif est trouvé, de l’hostilité s’y ajoute ». Les rêves de pouvoir peuvent en effet attiser la haine. Pourtant chaque enfant rêve de pouvoir dans le sens d’une capacité à faire quelque chose. L’âge adulte est celui où apparemment tous les désirs pourraient éclore et se réaliser tandis que le petit enfant grandit dans un monde où sa dépendance le rend vulnérable et dans l’incapacité des possibles. Il va petit à petit tendre la main et attraper un objet, puis pouvoir se trainer à quatre pattes pour se déplacer, et ensuite se mettre debout, parler et imaginer que le monde est à sa portée. L’arrivée dans la vie devient alors un apprentissage des difficultés à rendre possible. Mais très vite, il va tenter d’éduquer ses parents à lui donner tout ce qu’il veut, souvent sans attendre, et il fait l’expérience de son propre pouvoir sur son entourage ! Sa volonté de pouvoir se heurte alors au bon vouloir de ses parents, puis de l’école et de la société. Apprendre et s’éduquer devient dès lors prendre conscience des limites de son propre pouvoir. La volonté de l’un doit se frotter à celle des autres et au bien commun pour fonder une société. Il y a ce qui est physiquement impossible et ce qui est moralement interdit. Ainsi les personnages de dessins animés qui ont des super-pouvoirs sont l’expression de cette volonté de dépasser ses limites, ce dont l’être humain a toujours rêvé, parmi lesquels le don d’ubiquité, connaitre l’avenir, empêcher les maladies ou les guerres, conquérir l’espace, maitriser le temps, être éternel. Les êtres humains vont faire bon et mauvais usage de leur pouvoir. De la même manière, les premiers récits de la Genèse sont autant d’apprentissage des limites du pouvoir humain. Adam et Eve apprennent la mortalité, l’histoire de Caïn et Abel nous enseigne que nous n’avons pas tout pouvoir sur notre frère, le récit de Noé que le mal peut ravager la terre lorsqu’il n’y a plus de loi et qu’il faut savoir le contrôler, la tour de Babel que nous ne pouvons atteindre le ciel. Tous ces récits soulignent que la place de l’être humain est à un endroit précis selon le plan divin et que l’être humain ne peut se prendre pour un Dieu qui lui est kol yakhol tout-puissant. Mais l’est-Il vraiment ? C’est le paradoxe : pour Dieu aussi, le pouvoir d’emblée illimité n’est pas sans limites ! D’une part parce que selon le judaïsme Dieu obéit aux lois qu’Il impose aux êtres humains, nous montrant par là qu’un chef n’échappe pas à la loi mais aussi parce que Dieu limite son pouvoir pour laisser les êtres humains agir dans ce que les mystiques ont appelé le tsimtsoum le rétrécissement. La liberté de l’être humain est plus importante aux yeux de Dieu que Sa propre toute puissance, quitte à ce que les êtres humains par leur comportement puissent déchirer leur part d’humanité ou la perdre et même se prendre pour des dieux. On aimerait tant, comme dans la Genèse, qu’un ange arrête toujours la main d’Abraham qui fait mine de tuer son fils, mais dans la réalité ce n’est pas le cas. Nous sommes libres et responsables de faire le bien ou le mal. Peut-être est-ce une manière de nous dire que lorsque nous le pouvons, nous devons être ces anges qui sauvent des vies. La shekhina, présence divine, pleure avec nous dans les moments tristes de l’histoire, quand l’humanité perd son visage, que celui-ci est déformé par des fous du pouvoir mais elle sourit quand nous faisons de belles et bonnes choses.
La tradition juive nous propose sagement un modèle inversé du pouvoir. Pouvoir n’est pas tout-pouvoir, pouvoir n’est pas dominer et l’exemple le plus flagrant en est celui que nous projetons sur le divin : l’omnipotence laisse sa place au partage du pouvoir, quel enseignement éblouissant ! Tout se passe comme si le modèle de la création, selon la Bible juive, était un modèle non plus vertical mais horizontal. Dans la mesure où Dieu crée un partenaire de création, de travail et de dialogue, Il doit instaurer non plus une relation de dominant -dominé mais une relation de Je-Tu, chère à Martin Buber. Lâcher prise pour pouvoir être en relation et dès lors que Dieu lâche prise l’être humain doit aussi procéder à un lâcher-prise. Le pouvoir n’est plus alors un « pouvoir sur » mais un « pouvoir avec » qui tient compte du pouvoir de chacun et de ses capacités. Le partage du pouvoir entre Dieu et l’être humain rend les deux paradoxalement plus forts, et Dieu dans le midrash est surpris de ce que les êtres humains peuvent être parfois créatifs et pleins d’imagination. La shekhina peut à l’inverse être envahie de tristesse et faire couler des larmes quand l’être humain abuse de son pouvoir. Rappelons-nous ce merveilleux midrash qui explique la cécité d’Isaac par le fait que la shekhina, la présence divine, a versé des larmes lorsque son père a levé le couteau du sacrifice au-dessus de sa tête. Et elle pleure chaque fois qu’un enfant perd la vie. Le partage du pouvoir fait sans doute qu’il s’effrite, se délite, mais comme la lumière de l’histoire de la création d’Isaac Luria, on retrouve partout des débris d’étincelles de yekholeth, de capacité à réparer, comme une lumière guérisseuse. C’est à nous de les ramasser et d’en créer le meilleur. Alors, à quoi bon rechercher le mot « pouvoir » dans un dictionnaire du judaïsme, ou dans le réel, dans les mots, entre les pages de notre vie ou dans le monde qui nous entoure ; le pouvoir n’est peut-être plus la question, mais plutôt son partage ou ce que nous pourrions en faire. Et si conquérir le pouvoir n’est plus un but, que devons-nous rechercher ?
La tradition juive considère que nous disposons tous de yekholoth, des capacités à faire, à réaliser, à actualiser c’est-à-dire à concrétiser dans le réel, à construire, à rêver, à réparer, parfois en nous accompagnant de koah de forces physiques mais aussi de hokhma de sagesse, de bina de discernement, de hessed de grâce, de guemilouth hassadim de bonté et de générosité. Elle se méfie terriblement du pouvoir. Voyez plutôt ces trois citations des Pirkei Avoth (1 :10) Rabbi Yehouda disait : « Aime le travail, ouseno eth harabanouth, fuis la puissance, veal titvada lareshouth et ne recherche pas la faveur de ceux qui sont au pouvoir ». Hillel (1 : 13) disait : « celui qui veut acquérir une trop grande célébrité perd même la réputation dont il jouit déjà. Et Rabban Gamliel (2 :3) : « Soyez circonspect dans vos relations avec ceux qui sont au pouvoir, car ils ne se rendent accessibles que lorsque leur intérêt le leur commande ; mais si vous êtes dans l’adversité, ils vous refusent leur appui ». On ne peut être plus clair : en résumé, il faut s’éloigner du pouvoir, et nous retrouvons cette même idée lorsque le peuple d’Israël veut un roi à sa tête comme les autres peuples : le rabbin David Ariel Joel, avec lequel j’ai eu la chance d’étudier à Jérusalem et fondateur du kibboutz libéral Lotan, explique très bien cette antinomie. Les lois concernant un monarque consistent à restreindre le pouvoir du monarque. Le roi ne peut avoir de nombreux chevaux, c’est-à-dire une puissance militaire trop grande, il ne peut pas accumuler trop d’or et d’argent, c’est-à-dire ne pas imposer trop d’impôts, il n’a pas le droit d’avoir trop de femmes, c’est-à-dire, à l’époque biblique trop de pouvoir diplomatique, mais que l’on pourrait aussi interpréter en pensant aux abus sexuels. De plus, il ne peut être un juge, shofet, ou un kohen, un prêtre : séparation du pouvoir politique, juridique et spirituel afin de créer des contre-pouvoirs, des expertises et un échange de réflexions. Et le roi doit étudier la Torah, c’est-à-dire aussi se soumettre à ces lois de justice et de paix auxquels sont soumis ses sujets, appelés d’ailleurs « citoyens » dans la Torah. Le texte ne dit jamais que le peuple doit obéir au roi. Et afin de rester au pouvoir, il doit restreindre son pouvoir. « Le paradoxe du pouvoir est que lorsque l’on n’en abuse pas, on reste au pouvoir, mais quand un dirigeant ou une institution commence à en abuser, il sera perdu » résume le rabbin.
Dès lors que le pouvoir est dangereux et qu’il doit être limité, comment l’aborder dans notre tradition ? La Boétie disait justement « les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux ». Il faut sans doute ici se tourner vers le troisième mot en hébreu qui désigne le pouvoir, ni yekholeth, la capacité de, ni koah la force de, mais meod qui vient de l’assyrien mu’du qui signifie l’abondance, ou la capacité d’une plante à grandir comme nous disons dans le shema « tu aimeras l’Eternel ton Dieu bekhol me’odekha, que l’on pourrait traduire, non pas par « de toutes tes forces », mais « en grandissant », ou de toute ton abondance, de toute ta capacité à grandir ou à atteindre le ciel, sur la pointe des pieds, peut-être tout simplement en te dépassant, ce qui ne renvoie pas à la notion de puissance mais à nouveau de rendre les choses possibles, de rêver le bien et le bon et d’atteindre ses rêves.
Et c’est la figure du maître qui est respectée, davantage que celle du roi ou du dirigeant. Le maître, s’il exerce une influence sur l’élève, doit se prémunir d’avoir du pouvoir sur lui. Rabbi Hanina dit : « j’ai beaucoup appris de mes maitres et encore plus de mes collègues, mais le plus que j’ai appris, c’est de mes élèves ». Ce n’est pas le pouvoir qui est ici recherché mais la connaissance, la sagesse. Elle est transmise du maître à l’élève qui lui donne un certain pouvoir, celui de savoir. Au lieu de garder jalousement ses connaissances, il les partage pour donner du pouvoir, comme une bougie partagerait sa lumière avec une autre sur la menorah, le chandelier. Puis à son tour dans un mouvement inversé, l’élève augmente la connaissance de son maître. On est bien loin d’un modèle de détention d’informations qui laisserait des personnes assujetties dans une obscurité pour qu’un détenteur du pouvoir puisse mieux les manipuler. On voit bien souvent dans certains modèles de leadership tyranniques que la structure pyramidale ne permet pas le partage du savoir, où la seule personne à tout savoir et qui assoit son pouvoir sur les autres est en haut de la pyramide et méprise souvent sa base. Dans une structure horizontale, les informations ne remontent pas, elles circulent tout simplement.
Le modèle de la tradition juive se situe par conséquent à l’inverse de cela. Comme disait le grand rabbin Korcia « les juifs ont un mauvais souvenir des pyramides » ! La connaissance est en effet partagée le plus possible, et le pouvoir est commun, il est le résultat d’une entraide, d’une force commune ou communautaire. Chacun peut avoir sa spécialité, son expertise, sa compétence mais il sait aussi qu’il faut qu’il transmette son savoir pour que le groupe puisse le cas échéant se passer de lui. Il ne s’agit pas d’instaurer un désordre même si parfois cela peut sembler être le cas. Il ne s’agit pas de se passer de dirigeants, mais de séparer les pouvoirs pour ne jamais prétendre à être dans l’ordre divin. Si le roi, concession faite à notre fragilité humaine selon Abravanel, doit continuer à étudier la Torah, c’est parce qu’il ne sait pas tout et que tout roi fût-il, il reste toute sa vie un talmid, un étudiant. Même Dieu apprend de ses créatures, le melekh, le roi, signifie dans sa racine étymologique celui qui sait écouter les conseils. Avoir du pouvoir est en réalité donner du pouvoir et ne pas le garder pour soi. Si le rôle de l’enseignant est respecté, c’est que la transmission est au cœur de sa fonction. Comme le dit le grand rabbin Jonathan Sachs « quand quelqu’un exerce du pouvoir sur nous, il nous diminue mais quand quelqu’un nous enseigne, il aide à nous faire grandir. C’est pour cette raison que le judaïsme, qui a un souci aigu de la dignité humaine, préfère le leadership par l’éducation que par le pouvoir » (Lessons in leadership p.243).
Ainsi, lorsque Dieu apparut en rêve au roi Salomon et lui demanda ce qu’il voulait comme cadeau, Salomon répondit qu’il désirait un lev shoméa un cœur qui écoute (I rois 3 :9). Ecouter est plus difficile que parler et peu nombreux sont les maniguei ha’olam, les dirigeants, qui savent écouter. Dès que l’on entend des discours vociférants, l’on sait que l’on est dans la recherche du pouvoir, celui qui réduit l’autre à une miette, à n’être qu’un exécutant, qui lui enlève sa dignité et fait de lui une machine. Quand en revanche le discours est dentelé, ajouré, quand il s’adapte à la parole de l’autre et lui laisse une place, il participe à l’œuvre divine de réparation, de reconstruction, d’apprend-tissage de mots. Pas étonnant alors que Mordekhai hayehoudi, Mardoché le juif, ne se prosterne devant aucun Haman, que nous chérissions la liberté, la responsabilité et la dignité humaine. C’est peut-être cela que voulait dire Doron, qui, tel le roi Salomon, siégeait dans sa petite boutique du midrehov, du quartier piétonnier de Jérusalem, donnant et recevant des devar Torah lorsqu’il m’a dit : « Les dirigeants de notre monde manhiguei ha’olam sont à la recherche de leur propre pouvoir au lieu d’être au service de leur peuple » ! Nous y penserons lorsque nous reviendrons sur les événements de nos vies de l’an passé ; ce que nous pouvons changer et ce que nous ne pouvons pas changer lorsque nous mettrons en valeur notre me’od, notre capacité à grandir, à écouter et à aimer. A la fin de notre conversation, Doron ajouta dans un sourire « nous danserons encore » nirkod od et je lui répondis en citant les paroles de rabbi Nahman de Braslav : « chaque jour il faut danser, ne fût-ce que par la pensée ! ».